Le nucléaire français confronté à ses erreurs de stratégie

, par   Yves Marignac

La débâcle d’Areva est-elle la première manifestation de la faillite générale de l’industrie nucléaire française ? Après la publication du rapport « Nucléaire français : l’impasse industrielle », qui dresse un constat accablant des choix stratégiques de l’industrie nucléaire hexagonale, Yves Marignac, directeur de WISE-Paris et auteur principal du rapport, revient dans un entretien accordé au Journal de l’énergie sur le fossé grandissant entre les ambitions d’EDF et d’Areva et la réalité économique d’une industrie nucléaire à bout de souffle.

Page publiée en ligne le 15 août 2015

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Le nucléaire français confronté à ses erreurs de stratégie (Yves Marignac)
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LE NUCLÉAIRE FRANÇAIS CONFRONTÉ À SES ERREURS DE STRATÉGIE

Yves Marignac (entretien)
Journal de l’énergie, jeudi 25 juin 2015


La débâcle d’Areva est-elle la première manifestation de la faillite générale de l’industrie nucléaire française ? Greenpeace vient de publier un rapport commandé au cabinet d’expertise WISE-Paris, « Nucléaire français : l’impasse industrielle », qui dresse un constat accablant des choix stratégiques de l’industrie nucléaire hexagonale depuis la fin du vingtième siècle.

Dans un entretien au Journal de l’énergie, le directeur de WISE-Paris et l’auteur principal du rapport, Yves Marignac, explique le fossé grandissant entre les ambitions d’EDF et d’Areva et la réalité économique d’une industrie nucléaire à bout de souffle.

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Quelle est la véritable santé financière d’EDF ?

Si la situation désastreuse d’Areva, qui selon tous les standards devrait être déclarée en faillite, est désormais bien connue, EDF dégage encore l’image d’une entreprise en bonne santé. Cette image ne reflète pas sa situation actuelle, et moins encore ses difficultés à venir.

Deux indicateurs financiers témoignent de la fragilité du groupe. Le premier est l’accroissement régulier de sa dette, qui atteint des proportions inquiétantes, à hauteur de 34,2 milliards d’euros. Le second est un flux de trésorerie massivement négatif depuis plusieurs années, qui témoigne notamment d’une incapacité récurrente d’EDF à couvrir par son résultat opérationnel ses besoins d’investissement.

Or ces besoins ont commencé à augmenter, et sont appelés à le faire plus encore. Cela tient notamment au vieillissement du parc nucléaire français, qui exige plus de maintenance lourde, et à la préparation de sa prolongation – puisqu’EDF entend poursuivre l’exploitation de ses réacteurs au-delà du maximum de 40 ans pour lequel ils ont été conçus. Le coût de ce programme est évalué au minimum à 110 milliards d’euros !

L’État ne fait rien jusqu’ici pour améliorer cette situation, au contraire. Il résiste à l’augmentation des tarifs nécessaire pour couvrir les coûts croissants tout en exigeant d’EDF, en tant que premier actionnaire, le versement annuel de dividendes substantiels. EDF, qui produit déjà à un coût supérieur au prix du marché, court le risque majeur d’accumuler des pertes massives. Les fermetures de réacteur qu’EDF ne veut pas envisager aujourd’hui seront alors inéluctables.

L’État laisse-t-il l’industrie nucléaire française – dont il est l’actionnaire majoritaire – répéter des erreurs de stratégie ?

L’État est non seulement l’actionnaire à plus de 80 % d’EDF comme d’Areva (pour cette dernière, en partie via le CEA), mais il détient toutes les clés, depuis l’orientation de la politique énergétique jusqu’aux tarifs régulés de l’électricité, en passant par les accords intergouvernementaux qui encadrent les coopérations nucléaires avec d’autres pays.

Il porte ainsi une lourde responsabilité dans la situation actuelle. Il a entériné une stratégie industrielle, dont la création d’Areva en 2001 marque le coup d‘envoi, d’expansion de la filière française à l’international pour financer les coûts croissants de son programme domestique. Cette idée se basait sur la foi dans la croissance du nucléaire dans le monde, et sur la confiance dans la supériorité des technologies – réacteur nucléaire EPR en tête – proposées par la France. Des fondamentaux que l’État n’a jamais remis en cause, malgré une réalité de plus en plus contraire.

L’État intervient aujourd’hui dans l’urgence, d’abord pour imposer le découpage d’Areva, et demain sans doute pour réinjecter du capital. Mais il reste coupable d’engager une réorganisation sans véritable réorientation. Loin de sortir l’industrie nucléaire de l’illusion d’une renaissance qui ne fonctionnera pas, il semble la faire sienne.

La France néglige-t-elle les énergies renouvelables pour préserver coûte que coûte son industrie nucléaire ?

C’est en tous cas ce qu’elle a fait jusqu’ici, et c’est bien là l’erreur stratégique majeure que la France paie aujourd’hui. Encouragée par la grande visibilité des projets de réacteurs par rapport au caractère diffus des énergies renouvelables, son industrie a imposé l’idée que le nucléaire, seule option de production massive d’électricité non carbonée, était appelé à une forte croissance.

Or, c’est le contraire qui s’est produit. À la fin des années 1990, nucléaire et renouvelables fournissaient chacun 18 % environ de l’électricité mondiale. Alors que la demande d’électricité a été multipliée par 1,7, la production nucléaire a décliné, pour fournir en 2014 moins de 11 % de cette électricité. Les renouvelables ont au contraire atteint presque 23 %. En moyenne depuis 2000, il y a chaque année 15 fois plus d’investissement dans le monde dans les capacités renouvelables – éolien et photovoltaïque en tête – que dans les réacteurs nucléaires. L’ordre de grandeur atteint en 2014 plus de 200 milliards d’euros d’un côté contre moins de 10 milliards d’euros de l’autre.

La France, pendant toutes ces années, a soutenu ses ambitions à l’export par le maintien de son parc nucléaire, pourtant en surcapacité. Et donc a très peu développé ses propres énergies renouvelables : 2,5 fois moins vite que la moyenne européenne entre 2000 et 2013, malgré son énorme potentiel. Sur le plan industriel, le résultat est désastreux. Non seulement le soutien aux exportations nucléaires ne rapporte pas, mais l’industrie française est absente de l’énorme marché mondial des renouvelables, et même réduite à importer celles-ci.

Combien de réacteurs l’industrie nucléaire française a-t-elle réussi à exporter au cours de son histoire ?

Au total depuis les années 1970, l’industrie nucléaire française a exporté 11 réacteurs parmi ceux actuellement en service dans le monde, plus 3 réacteurs EPR en construction (2 en Chine, 1 en Finlande). Cela ne représente, en tout, que 2,4 % de l’ensemble des réacteurs construits depuis les débuts du nucléaire hors de France.

Ce constat d’échec contraste avec le succès revendiqué par l’industrie française et les ambitions beaucoup plus élevées qu’elle se fixe. EDF comme Areva ont régulièrement affiché des objectifs cumulés de 15 à 20 commandes d’EPR avant 2020, dont une bonne partie serait achevée à cette date. En 2010, traumatisée par le choix des Émirats Arabes Unis de commander des réacteurs coréens plutôt que des EPR, la filière nucléaire se consolait avec un rapport de François Roussely, Président d’honneur d’EDF, au Président de la République. Celui-ci prédisait sérieusement « un rythme de 20 à 30 GW de mise en construction par an », environ 5 fois supérieur à la moyenne annuelle depuis 2000. Et donnait à l’industrie française, comme « acteur déterminé de ce marché, (…) l’ambition d’en prendre le quart ».

Ces niveaux, historiquement irréalistes, le sont d’autant plus au vu du retard pris aujourd’hui par la France dans la compétition entre constructeurs de réacteurs. Elle accumule les déboires sur les EPR en construction et ne dispose d’aucun autre réacteur prêt à l’exportation. C’est pourquoi l’idée que la France peut dégager demain à l’export les ressources nécessaires à la poursuite de son propre programme nucléaire est une illusion qui risque de coûter très cher.

Alors qu’il n’est pas sorti de terre, combien a déjà coûté à EDF le projet de centrale nucléaire EPR à Hinkley Point (Grande-Bretagne) ?

EDF a engagé des travaux sur le site et des commandes de composants, pour un montant estimé à 1,5 milliard d’euros, bien que ces coûts restent à sa charge si la commande prévue venait à ne pas être finalisée. Cela illustre une nouvelle fois l’aventurisme généré par la trop grande confiance du nucléaire français dans ses projets.

EDF a d’abord investi massivement pour préparer cette stratégie d’exportation, en acquérant dès 2008 la compagnie d’électricité British Energy pour 15,6 milliards d’euros. À l’époque, une commande de deux réacteurs était prévue dès 2012, pour une mise en service en 2017.

Cette commande n’est toujours pas passée. Elle repose sur un accord entre le gouvernement britannique et le groupe d’entreprises emmenées par EDF garantissant notamment un prix de 92,5 livres le mégawattheure (environ 130 euros le mégawattheure [MWh] au cours actuel) pour 35 ans, que la Commission européenne a approuvé mais qui va être juridiquement contesté par plusieurs acteurs, dont les gouvernements autrichien et luxembourgeois. Le tour de table financier n’est quant à lui pas bouclé.

Il faudra par ailleurs ajouter aux dépenses un couvercle de cuve fabriqué par anticipation pour ce projet, qui va devoir être détruit dans le cadre des tests nécessaires sur les défauts de la cuve de l’EPR de Flamanville (Manche)… En sachant que la bonne mise en service de l’EPR de Flamanville est une condition posée dans l’accord britannique pour l’obtention des meilleures garanties financières !

Tout cela risque de conduire à de nouvelles pertes. Les incertitudes sont telles que le projet Hinkley Point apparaît aujourd’hui suspendu : EDF, qui a arrêté les travaux sur site en février, s’est refusé lors d’une conférence de presse le 17 juin à donner une date de démarrage.

La construction du réacteur EPR de Flamanville (Manche) est-elle 100 % française ?

Il y a globalement un point aveugle dans le discours de l’industrie nucléaire française lorsqu’elle met en avant son rayonnement international. Elle ne dit pas que l’essentiel de la valeur ajoutée qu‘elle crée à l’étranger ne revient pas en France. Surtout, elle parle encore moins des importations nécessaires au nucléaire français.

Le projet de réacteur EPR en construction à Flamanville en offre l’illustration. Au total, l’industrie indique qu’environ 20 % des emplois générés par cette construction sont situés à l’étranger. Il s’agit d’une part d’une sous-traitance sur des activités industrielles classiques pour lesquelles les entreprises françaises ne peuvent pas être compétitives. Et d’autre part, certaines activités spécifiques que l’industrie française n’est plus en capacité de fournir : ainsi, l’ensemble des plus grosses pièces constitutives de la cuve du réacteur a été fabriqué… au Japon, Areva ne disposant pas à l’époque d’une forge suffisamment grosse en France. Enfin, il faut souligner également qu’une part importante des emplois créés pendant la durée du chantier est en fait occupée par de la main d’œuvre « importée », même si un effort est fait pour s’appuyer pour plus de moitié sur de l‘emploi local.

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