COP21 : « L’accord doit être une prophétie autoréalisatrice »

, par   Laurence Tubiana

Cheville ouvrière de l’accord de Paris sur le climat, Laurence Tubiana, l’ambassadrice française pour le climat, revient dans un entretien accordé au quotidien Libération sur le déroulement des négociations pendant les deux semaines de la COP21.

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Laurence Tubiana : « L’accord doit être une prophétie autoréalisatrice »
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COP21 : « L’ACCORD DOIT ÊTRE UNE PROPHÉTIE AUTORÉALISATRICE »

Laurence Tubiana (interview), Libération, jeudi 17 décembre 2015

L’ambassadrice française pour le climat, Laurence Tubiana, revient pour la première fois sur le déroulement des débats au Bourget.

C’est la cheville ouvrière de l’accord de Paris sur le climat. Laurence Tubiana, ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique, a incarné, avec le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, la présidence de la COP 21. « Il a tenu l’horloge, il représentait l’autorité, et écoutait tout le monde, dit-elle. Quant à moi, j’étais au contact pour rappeler que l’accord est le meilleur possible et qu’il n’y avait de plan B », explique-t-elle en exclusivité pour Libération.


Y-aura-t-il vraiment un avant et un après accord de Paris ?

Je pourrais vous citer au moins 20 changements majeurs ! Avant Paris, l’objectif affiché visait à limiter le réchauffement climatique à 2°C d’ici à la fin du siècle par rapport aux niveaux préindustriels. Après Paris, il s’agit désormais de le limiter « nettement en dessous de 2°C et de poursuivre l’action pour limiter l’élévation des températures à 1,5°C ». Avant, seuls quelques pays, recouvrant uniquement 15 % des émissions de gaz à effet de serre, avaient l’obligation de mettre en œuvre des politiques concrètes. Après, ce sont désormais tous les pays qui en ont l’obligation, avec des exceptions pour les pays les plus pauvres. Et chacun d’entre eux devra revoir tous les cinq ans sa copie à la hausse, avec un premier bilan dès 2018. Avant, la finance se souciait peu du climat. Après, de plus en plus d’institutions financières, de banques, d’agences de notation commencent à prendre en compte le risque climatique dans leurs investissements. Avant, le lobby du charbon se portait plutôt bien et les entreprises étaient réticentes à favoriser le transfert de technologie. Après, les énergies renouvelables vont connaître un développement incroyable, et de plus en plus d’États et de firmes travailleront ensemble dans les technologies en créant des joint-ventures…

Permet-il de changer la marche des économies en transformant le système ?

Cet accord sur le climat pousse chaque pays à repenser sa politique dans tous les sujets : transports, logement, agriculture, industrie, écosystèmes, en y intégrant l’objectif d’adaptation et de réduction des émissions. Cet accord est là pour durer, au moins jusqu’à 2050 ; et il a des marqueurs, comme le fait de revoir ses ambitions tous les cinq ans. Et puis, des entreprises aux villes, les anticipations vont converger : l’accord de Paris doit être une prophétie autoréalisatrice. Aujourd’hui, les renouvelables paient une prime de risque. Demain, avec le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles, ce sont ces dernières qui la paieront… Cet accord sera un puissant outil de travail pour tous ceux qui veulent vraiment le changement. Il ne résout pas le problème, mais il servira à résoudre le problème.

Une négociation implique d’allier stratégie à long terme et tactique à court terme ?

Quand je démarre en juin 2014, je propose à Laurent Fabius de jouer sur plusieurs composantes. A commencer par le message à faire passer : « L’économie sobre en carbone, c’est maintenant. Et cela va s’accélérer. » L’accord de Paris doit intégrer un socle minimal : un objectif de long terme, un mécanisme de révision, l’articulation des engagements entre pays développés et en développement, le financement. Et il doit pouvoir évoluer dans le temps, puisqu’on n’aura jamais ce qu’il faut dès 2015. Ensuite, le but est de mobiliser tous azimuts sur les contributions nationales : il y en aura 187 à l’arrivée ! Enfin, le reste du paquet pour accentuer le signal : les engagements des acteurs privés, entreprises, collectivités.

Vous identifiez déjà où mettre l’accent ?

Oui. On sait qu’il y a alors des choses compliquées à gérer : sur les 100 milliards de dollars de financements d’ici à 2020 - symboliques mais importants - les transferts de technologie, la question des pertes et dommages pour les pays les plus fragiles. Mais l’idée, alors, c’est aussi de mettre en branle toutes les institutions internationales, y compris financières, les sociétés civiles, pour donner l’impulsion. Ce plan a été compliqué à gérer, car cela donnait une diplomatie à 360 degrés pour laquelle le ministre a mobilisé tous nos réseaux diplomatiques dans le monde. Il a fallu aussi savoir anticiper l’interprétation de l’accord. La parole fait autant le changement que l’accord lui-même : c’est ce que j’appelle la convergence des anticipations rationnelles. Mais il y a toujours de l’irrationalité exubérante dans une négo.

D’où la nécessité de s’adapter dans cette équation à plusieurs inconnues ?

L’ambition, comme le mécanisme de révision tous les cinq ans de ces ambitions, a jusqu’au bout été compliquée à sécuriser. L’Europe, les pays latino-américains, les pays les moins avancés comme les petites îles, les Etats-Unis y étaient certes favorables, mais beaucoup d’autres n’en voulaient pas. Le déjeuner des chefs d’Etat en septembre à New York a joué un grand rôle pour identifier les grandes composantes de l’accord. Puis on s’est appuyés sur la série de négociations informelles organisées dès mars pour y aboutir dans la dernière ligne droite. On a « cranté » des choses tout au long de l’année, trouvé des convergences, dessiné les variables politiques de l’accord. Que l’on a retrouvées lors du premier jour au Bourget avec les discours des 150 chefs d’Etat. On est cependant retombés très vite dans les ornières. Aussi, le vendredi, Laurent Fabius est intervenu pour dire : on arrête de rajouter des crochets dans le texte. C’est là que la France a pris véritablement le contrôle.

Il fallait donner des gages à chacun pour que l’accord soit acceptable pour tout le monde ?

Oui, par exemple, les pays arabes avaient besoin de voir reconnaître le possible impact des politiques climatiques sur leur économie. Les États-Unis ont, eux, obtenu une formulation sur la différenciation, notamment sur la transparence – mesures et vérifications – qui leur permet de dire chez eux qu’ils sont soumis au même régime que les Chinois. Les petites îles et les pays les moins avancés avaient besoin de l’objectif de température de 1,5° C et du mécanisme de « pertes et dommages » ; ils l’ont eu… On a même vu des réunions entre États-Unis et Bolivie pour évoquer la question très sensible des marchés du carbone. Les premiers plaidant pour une approche « marché » pour avoir un signal économique, les seconds dénonçant la marchandisation de la nature. A l’arrivée, les deux visions sont dans le texte final. Mais au moment de conclure l’accord, il y a eu un clash sur un mot, qui a failli tout faire capoter. Franchement, nous ne pouvions pas proposer un meilleur compromis et c’est ce que nous avons expliqué à tous les groupes de négociation. À partir de là, il fallait y aller sur le mode take it or leave it, à prendre ou à laisser. Puis, l’après-midi, on a connu un moment de stress, alors que tout le monde était épuisé par trois nuits blanches. Dans un paragraphe de l’accord, il avait été écrit un shall (contraignant) et non un should (incitatif). Or,les Américains ne voulaient pas sur ce point précis d’une obligation juridiquement contraignante, type Kyoto, qui les obligerait à passer devant le Congrès pour ratifier l’accord. C’était une vraie erreur technique due à la fatigue, pas un passage en force. Nous avons expliqué que l’erreur allait être corrigée. Ça s’est réglé après deux heures de flottement.

N’aurait-il pas été plus simple de trouver un accord à 150 en laissant de côté les boulets comme l’Arabie Saoudite, la Turquie ou le Venezuela, par exemple ?

Si on veut que tous les pays s’embarquent et réduisent leurs émissions, on n’a pas le choix. Personne, même des ONG comme Greenpeace, n’espérait un tel accord dans une convention signée par 195 parties. Mais des pays auraient pu émettre des réserves. Les accords contraignants n’incluant qu’une minorité de pays avaient déjà été tentés : c’est l’exemple du Protocole de Kyoto, mais ça n’a pas marché. Enfin, l’idée d’un accord du club des pays les plus émetteurs a été essayée, sans plus de succès. Mais ça n’a rien donné car ceux qui poussent l’ambition, ce sont les plus vulnérables ! Il fallait bouger à 195, et prévoir dans l’accord les mécanismes d’accélération par étapes. C’est le petit miracle de l’accord de Paris.

La convention climat jette-t-elle les bases d’une nouvelle gouvernance ?

Trouver un accord sur les tarifs douaniers à l’Organisation mondiale du commerce, c’est compliqué, mais s’accorder sur un sujet qui embarque autant de choses transversales que le climat, c’est encore plus compliqué. Peut-être que nous avons trouvé avec la présidence de la COP 21 une modalité nouvelle, une fonction de facilitation qui, sans imposer de solutions, sans être dans une logique de club ou de marchandage, construit progressivement le compromis. Cela pourrait être un modèle pour repenser, sur d’autres sujets, la gouvernance mondiale. Où des petits pays n’ont, pour une fois, pas été écrasés par les grands pays émergents ou le groupe forcément moins allant des pays pétroliers. Les pays les moins avancés et les petites îles parlent au nom de l’intérêt général. Cette négociation climat a vu se stabiliser la multipolarité géopolitique : il faudra en tenir compte. Ce sont les pays qui avaient bloqué l’accord à Copenhague qui l’ont aujourd’hui facilité…

Même les États-Unis ont mis de côté leur unilatéralisme ?

Ils ont joué leur soft power, leur influence, et ont usé d’énormément de leadership, en développant de nombreuses discussions bilatérales. Et en préparant leur pays. Mais n’ont jamais dit : « on a la solution, et on l’impose. »

À l’arrivée, se donner l’ambition de limiter la hausse à 1,5° C sans les moyens, n’est-ce pas hypocrite ?

Non, car l’accord est un cadre qui reconnaît expressément que cela ne suffit pas. C’est pour cela qu’on parle d’accentuer les efforts avec des cycles de cinq ans, sur les émissions, les finances, les transferts de technologie. L’accord donne les outils pour que le momentum de Paris se recrée régulièrement autour de la société civile, des collectivités, des entreprises. Car les pays ne savent pas comment on va parvenir à réduire les émissions des gaz à effet de serre 80 % d’ici à 2050. On invite les pays à faire des scénarios de décarbonation avant 2020. Paris enclenche un cercle vertueux. La preuve, 20 pays veulent doubler leur aide à la recherche et au développement sur l’énergie propre, 28 milliardaires emmenés par Bill Gates vont investir aussi dans l’innovation, etc. Quelque chose a bougé. Et l’on ne reviendra pas en arrière.

Propos recueillis par Christian Losson

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