« Budget carbone mondial » et méthane

, par   Benjamin Dessus, Bernard Laponche

L’accord de Paris sur le climat s’est fixé en 2015 comme objectif de réduire les émissions mondiales des principaux gaz à effet de serre (CO2, CH4, N2O) de façon à ne pas dépasser 2 degrés d’augmentation de la température de la surface terrestre depuis le début de l’ère industrielle. Cette température ayant déjà augmenté de 0,9 degré entre 1880 et 2010, l’objectif est donc de limiter l’augmentation future à 1,1 degré.
Pour traduire et synthétiser cette exigence, la notion de « budget carbone » s’est depuis quelques années imposée dans les media, chez les économistes et les décideurs, même si cette notion ne fait pas l’objet d’une définition bien figée, notamment au regard de la prise en compte, au delà du dioxyde de carbone (CO2), des autres gaz à effet de serre et plus particulièrement du méthane (CH4), trop souvent négligé dans les stratégies d’action envisagées ou mises en œuvre.
Or, il convient non seulement d’engager à l’échelle mondiale des politiques de réduction drastique de nos émissions de CO2 afin de parvenir à l’horizon 2050 à la « neutralité CO2 », mais aussi d’agir de façon rapide et déterminée sur nos émissions de CH4. En effet, le forçage radiatif de ce gaz à des horizons temporels intermédiaires est considérable (84 fois supérieur à celui du CO2 à 20 ans par exemple), ce qui lui confère une importance primordiale pour parvenir à rester effectivement dans les limites du « budget équivalent-CO2 » compatible avec les objectifs fixés par la communauté internationale, et éviter ainsi un “emballement” du dérèglement climatique en cours...

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Benjamin Dessus et Bernard Laponche : « Budget carbone mondial » et méthane
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« BUDGET CARBONE MONDIAL » ET MÉTHANE

Benjamin Dessus et Bernard Laponche, document de travail, jeudi 14 décembre 2017

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1. LE « BUDGET CARBONE »

L’accord de Paris sur le climat s’est fixé comme objectif de ne pas dépasser 2 degrés (voire 1,5) d’augmentation de la température de la surface terrestre depuis le début de l’ère industrielle. Cette température a déjà augmenté de 1’ordre de 0,9 degré entre 1880 et 2010. L’objectif est donc de limiter l’augmentation future à 1,1degré, (voire 0,6 degré).
Cette limitation induit la nécessité d’une réduction importante et rapide des émissions des principaux gaz à effet de serre, avec dans l’ordre d’importance, le gaz carbonique (CO2), le méthane (CH4) et plus marginalement l’oxyde d’azote (N2O).
Depuis quelques années s’est développée dans les media, chez les économistes et les décideurs la notion de « budget carbone » pour traduire et synthétiser les exigences de réduction d’émission. La courbe noire quasi linéaire que l’on observe sous les courbes de couleur associées aux différents scénarios de la figure 1 issue des travaux du GIEC (1) montre en effet une relation quasi linéaire entre « cumul des émissions de CO2 » et « augmentation de la température ».

La même figure montre aussi que les trajectoires de température associées aux différents scénarios se situent systématiquement au dessus de la courbe « écart de température » en fonction de « cumul des émissions de CO2 seul » ou « droite CO2 ». C’est logique puisque les scénarios en question cumulent à la fois un historique d’émissions de CO2 et des historiques d’émission des autres gaz à effet de serre, en particulier de CH4 et de N2O.

De nombreux économistes se sont approprié cette notion de « budget carbone » comme base de leurs propositions d’efforts nationaux ou globaux de réduction d’émission. C’est ainsi que Gaël Giraud, économiste en chef de l’AFD, écrit dans un entretien récent « Réduire le train de vie des plus riches est la véritable priorité » (2) : « Pour rester aussi proche que possible du seuil des deux degrés avec une probabilité raisonnable (environ 60%), le cumul des émissions de CO2 ne doit pas excéder environ 1000 Gigatonnes de carbone, soit une trentaine d’années d’émission au rythme actuel ».

La notion de budget carbone employée ne fait pas l’objet d’une définition bien figée parmi les auteurs. S’agit-il de carbone ou de CO2, de CO2 issu des combustions d’énergies fossiles, d’équivalent CO2 à un horizon donné (par exemple 100 ans après l’émission) ou à une date donnée (2050 par exemple), d’un gaz autre que le CO2 (CH4, N2O) ? S’agit-il comme en France d’un budget annuel ou d’un budget global à ne pas dépasser pour éviter un réchauffement supérieur à n degrés ?

Indépendamment de la valeur retenue par l’auteur de la citation ci-dessus qui fait l’objet de nombreux débats (3), et de la confusion entre carbone et CO2 (4), on remarquera qu’aucune condition complémentaire n’est indiquée sur le cumul des émissions du méthane et de l’oxyde d’azote.
La figure 1 montre pourtant que les augmentations de température des différents scénarios dépendent non seulement du cumul des émissions de CO2 mais aussi du cumul de celles de CH4 et N2O.

Dans un article récent (5), nous avons calculé les contributions du CH4 et du N2O à l’augmentation de température à un horizon donné en utilisant la même loi de proportionnalité du cumul des émissions de ces gaz, à condition de calculer leurs émissions et les cumuls de celles-ci en teqCO2 obtenus grâce au pouvoir de réchauffement global (PRG) à l’horizon envisagé.

A titre d’exemple, si l’horizon choisi pour mesurer les conséquences des émissions du gaz i est 2100, les émissions en tonnes équivalent CO2 associées aux émissions de 2020 tiendront compte du pouvoir de réchauffement (PRG) du gaz i à 80 ans, (2100-2020), celles de 2030 du PRG à 70 ans 2100-2030, celles de 2050 du PRG à 50 ans (2100- 2050), etc.

La relation entre cette augmentation de température et le cumul en GteqCO2 sur l’ensemble de la période s’écrit

où xi représente le cumul en GteqCO2 sur la période considérée du gaz i.

La figure 1 montre enfin que le cumul des émissions mondiales de GES depuis l’époque préindustrielle a déjà provoqué en 2010 une augmentation de la température terrestre de l’ordre de 0,9 degré.

Dans ces conditions l’augmentation admissible de la température terrestre est limitée à 1,1 degré environ pour un seuil de 2 degrés (0,6 pour un seuil de 1,5 degré), soit à x=1,1/0,444/1000 GteqCO2= 2030 GteqCO2 (1350 GteqCO2 pour 0,6 degré). Autrement dit, pour respecter le seuil de deux degrés de réchauffement depuis la fin du 19ème siècle, le cumul des émissions des trois GES ne doit jamais dépasser 2030 GteqCO2.

2. ÉTUDE DE CAS

La comparaison de plusieurs scénarios permet de mettre en relief l’importance généralement négligée des émissions de méthane dans le budget carbone mondial.

À ce titre on envisage trois scénarios. :

Scénario 1 : les émissions de CO2, de CH4 et de N2O restent constantes à leur valeur de 2010 tout au long de la période.
Scénario 2 : les émissions de CH4 et de N2O restent constantes à leur valeur de 2010, celles de CO2 décroissent linéairement à partir de 2015 pour tomber à zéro en 2050.
Scénario 3 : les émissions de CH4 et de N2O décroissent linéairement pour tomber à la moitié de leur valeur de 2010 en 2050 et celles de CO2 décroissent linéairement à partir de 2015 pour tomber à zéro en 2050.

Le calcul de la contribution de chacun des gaz à effet de serre au cumul des émissions à une date donnée, par exemple 2030 est illustré par le tableau ci- dessous qui concerne le scénario 1.

Comment lire ce tableau 1 ?

Ligne 2015 : La première colonne indique l’émission de CO2 de l’année 2015 (36 GtCO2), la deuxième le cumul des émissions de CO2 depuis 2010 jusqu’à 2015 (180 Gt CO2). Les colonnes suivantes consacrées au méthane et à l’oxyde d’azote suivent la même démarche, mais tiennent compte de la valeur d’émission équivalente en 2030 des émissions à travers la prise en compte de leur PRG à l’horizon 2030. Pour le CH4, le nombre 165 GteqCO2 représente donc la valeur de la contribution du CH4 entre 2010 et 2015 au cumul des émissions à l’horizon 2030. De même le nombre 16 GteqCO2 représente la contribution du N2O entre 2010 et 2015 au cumul des émissions à l’horizon 2030. Enfin le dernier nombre de la ligne (361 GteqCO2) représente la somme des contributions à horizon 2030 des trois gaz à effet de serre au cumul en GteqCO2 pour la période 2010-2015.
Chacune des lignes suivantes est construite sur le même modèle. Le nombre figurant à la dernière colonne de la ligne n représente le cumul des contributions horizon 2030 des trois gaz à effet de serre au cumul en équivalent CO2 pour la période 2010-n.

Ligne 2030 : la valeur 1516 GteqCO2 (dernière colonne) représente la somme des contributions à horizon 2030 des trois gaz à effet de serre au cumul en équivalent CO2 pour la période 2010-2030.

En reproduisant ce type de calcul pour chaque date horizon de 5 en 5 ans on obtient, toujours pour le scénario 1 et des dates horizon de 2015 à 2060 le tableau 2 suivant :

Ce tableau indique pour chacune des dates horizon la contribution de chaque gaz à effet de serre au cumul des émissions de GES. L’avant dernière colonne (en gras, somme des trois précédentes) indique pour chaque date le cumul du CH4, du CO2 et du N2O en GteqCO2.
La dernière colonne indique les écarts de température par rapport à 2010 engendrés à chaque date par l’ensemble des émissions des trois GES en utilisant la relation Δt (°c) = 0,444 cumul total/1000.
On voit sur ce tableau que le cumul de 2030 GteqCO2 permettant de limiter le réchauffement depuis 2010 à moins de 1,1 degré est atteint vers 2038 et le cumul de 1350 GteqCO2 permettant de limiter le réchauffement depuis 2010 à moins de 0,6 degré est atteint vers 2028.

Voyons ce qu’il en est dans les deux autres scénarios. C’est l’objet des tableaux 3 et 4.

On voit que, pour ce scénario, la limite de 2030 GteqCO2 qui permet de respecter le seuil de 2 degrés est repoussée un peu avant 2075. C’est dire que toute émission de CH4 ou N2O au delà de 2075 contribue au dépassement du seuil de deux degrés. La limite de 1350 GteqCO2 pour respecter le seuil de 1,5 degrés reste atteinte très rapidement, vers 2030.

Dans ce scénario 3, essentiellement grâce à la limitation du cumul des émissions de CH4, la limite de 2030 GteqCO2 nécessaire au respect d’ un seuil de 2 degrés de réchauffement depuis la fin du 19ème siècle n’est jamais atteinte sur la période 2015-2100.
Par contre le seuil de 1,5 degré reste toujours atteint avant 2035. Seule une chute encore plus rapide des émissions de CO2 permettrait de repousser ce seuil à un horizon plus lointain.
La figure 2, tirée du tableau 3, met en évidence la façon selon laquelle se constituent les cumuls des différents gaz à effet de serre.

Dans ce scénario les contributions de CO2 et de CH4 font jeu égal jusqu’à 2040. En 2080 la contribution du CO2 devient prépondérante avec 0,81 degré contre 0,60 pour le méthane et 0,07 pour le N20.

La figure 3 tirée des tableaux 3 et 4 montre l’importance stratégique de la trajectoire prospective du CH4 sur le respect du « budget carbone ».
Dans le scénario 2 où le CH4 reste constant sur toute la période, sa contribution croît constamment, dépasse rapidement celle du CO2 et atteint 0,8 degré en 2100 contre 0,3 degré seulement pour le CO2.
Dans le scénario 3 où le CH4 se stabilise à la valeur moitié de 2015 en 2050, la contribution du méthane, encore prépondérante, montre un effet de saturation en fin de période en dessous de 0,5 degré, ce qui permet de rester au delà de 2100 au dessous du seuil fixé pour respecter les deux degrés.

Globalement, il ressort des études de cas que le concept de « budget carbone » abondamment utilisé aujourd’hui doit être utilisé avec précaution. En particulier et contrairement à sa dénomination, ce n’est pas un budget carbone mais un « budget équivalent CO2 » qu’il est pertinent d’utiliser, en prenant la précaution de mesurer les gaz à effet de serre autres que le CO2 en utilisant la notion de PRG à un horizon temporel déterminé, 2100 par exemple, et non pas à 100 ans comme le font la plupart des économistes.
La figure 4 illustre ce dernier point. On y fait la comparaison des écarts de température calculés pour le scénario 2 selon notre méthode (PRG variable en fonction de l’horizon temporel) et avec un PRG à 100 ans (21) qui reste à tort la règle pour la plupart des décideurs.

La figure 4 montre que le calcul avec un PRG à 100 ans sous estime fortement le réchauffement. L’écart atteint 0,52 degrés en 2080.

Ces mêmes études de cas montrent que le respect du « budget eqCO2 » indispensable pour maintenir l’augmentation de la température de la surface terrestre dans la limite de 2 degrés par rapport à la période préindustrielle entraîne non seulement la nécessité d’une réduction drastique des émissions de CO2 pour parvenir autour de 2050 à la « neutralité CO2 », mais aussi du méthane dont l’importance dans le bilan eqCO2 devient primordial au fur et à mesure qu’on se rapproche de cette neutralité CO2.

Benjamin Dessus & Bernard Laponche, 14 décembre 2017

Notes

(1) Résumé à l’intention des décideurs, Changements climatiques 2013 : Les éléments scientifiques. Contribution du Groupe de travail I au cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

(2) Gaël Giraud : « La réduction du train de vie des plus riches est la véritable priorité », Alternatives économiques, 16 novembre 2017.

(3) Richard J. Millar, Jan S. Fuglestvedt, Pierre Friedlingstein, Joeri Rogelj, Michael J. Grubb, H. Damon Matthews, Ragnhild B. Skeie, Piers M. Forster, David J. Frame & Myles R. Allen : Emission budgets and pathways consistent with limiting warming to 1.5 °C, Nature Geoscience 10, 741–747 (2017)

(4) En effet les émissions annuelles mondiales de CO2 sont de l’ordre de 36 Gtonnes. 1000 Gtonnes de CO2 et non de carbone représentent donc une trentaine d’années d’émission de CO2.

(5) Le méthane, un gaz qui pèse lourd sur le climat, Benjamin Dessus, Bernard Laponche, Hervé Le Treut, La Recherche, n°529, novembre 2017, pp. 68-72.

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