Transition écologique : réponses (et questions) à Emmanuel Macron

, par   Benjamin Dessus

Le point de vue de l’économiste et ingénieur Benjamin Dessus, Président d’honneur de Global Chance, en réponse aux interrogations énoncées dans sa Lettre aux Français par le Président de la République dans le cadre du Grand débat.

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Benjamin Dessus : Transition écologique : réponses (et questions) à Emmanuel Macron
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TRANSITION ÉCOLOGIQUE :
RÉPONSES (ET QUESTIONS) À EMMANUEL MACRON

Benjamin Dessus, Alternatives-Economiques.fr, mercredi 6 février 2019

« Faire la transition écologique permet de réduire les dépenses contraintes des ménages en carburant, en chauffage, en gestion des déchets et en transports. Mais pour réussir cette transition, il faut investir massivement et accompagner nos concitoyens les plus modestes… » Dans sa lettre aux Français qui doit nourrir le Grand débat national, Emmanuel Macron cerne les enjeux, les conditions et les conséquences pour les ménages d’une réussite de la transition énergétique.

On notera tout d’abord avec étonnement que l’appareil productif ne semble absolument pas concerné par ces questions, non plus que les pouvoirs publics aménageurs, qu’ils soient européen, national ou plus décentralisés, au niveau des régions, des départements, des intercommunalités ou des communes. Retour sur quatre volets essentiels soulevés par ce courrier.

I/ Des solutions concrètes et accessibles à tous ?

« Comment rend-on les solutions concrètes accessibles à tous ?  » Cette question, posée par le chef de l’État est un exemple de cette omission d’acteurs clés du débat, puisqu’une série de questions préalables pourtant essentielles ne sont pas posées. En effet, par qui et sur quels critères ces « solutions concrètes » sont-elles définies ?

Comment s’organiser pour présenter une offre de solutions techniques et de services accessibles financièrement à tous et correspondant à ces objectifs de transition écologique ? Comment obtenir des aménageurs publics, de l’industrie manufacturière, des acteurs du BTP, des constructeurs automobiles, des producteurs d’énergie, des entreprises agricoles… qu’ils produisent à la fois des outils et des services économes en énergie (fossile, mais pas seulement) à l’usage mais aussi sur l’ensemble de leur cycle de vie, ainsi que des produits agricoles sans danger pour la santé et respectueux de l’environnement ?

Comment inciter les banques à financer la production d’économies d’énergie plutôt que la production d’énergie et à développer l’ingénierie financière indispensable aux utilisateurs (ménages, services, entreprises) dans des conditions au moins aussi favorables que celles accordées à la production d’énergie (taux et durée des prêts) ? Comment accompagner la transition d’emplois que suppose la transition écologique à la fois au niveau national, mais également au niveau des bassins d’emplois ? Comment s’y prend-on au niveau de l’Union européenne pour que les initiatives de transition nationales ne se heurtent pas frontalement aux questions de concurrence et que les grandes infrastructures d’énergie et de transport transfrontalières internes à l’Europe les plus sobres en émissions (locales et effet de serre) soient développées en priorité ? Comment dialoguer avec les pays européens pour rendre l’Union européenne productrice de normes et d’infrastructures favorisant prioritairement la transition ?

Le débat sur ces questions avec l’ensemble des intéressés (collectivités, entreprises, syndicats, associations) et pas seulement avec les ménages consommateurs paraît indispensable pour éviter que les « solutions concrètes » évoquées ne se révèlent comme totalement « hors sol » et pas seulement pour les consommateurs. C’est aujourd’hui, par exemple, le cas du véhicule électrique présenté souvent, et en particulier par les pouvoirs publics, comme « la » solution quasiment universelle de transition énergétique des transports à l’horizon 2040.

S’est-on posé avec l’ensemble des acteurs une série de questions comme celle de l’investissement initial en matières premières, métaux rares et énergie qu’entraîne la construction d’un parc de dizaines de millions de véhicules électriques et des émissions de gaz à effet de serre associées à cette mise en place, impliquant des questions majeures de distribution d’électricité, et donc d’architecture du réseau comme d’investissement en matériaux (cuivre, par exemple) imposées par un développement massif éventuel du véhicule électrique, ou des questions sur l’emploi chez les producteurs d’énergie (pétroliers, par exemple)… ? Sans oublier la question des modalités de la transition du « tout-pétrole » au « tout-électrique » qui n’évitera pas dans la période intermédiaire la mise sur le marché de millions de voitures thermiques nouvelles.

II/ Investir massivement et accompagner nos concitoyens les plus modestes ?

« Pour réussir cette transition, il faut investir massivement et accompagner nos concitoyens les plus modestes. Comment finance-t-on la transition écologique : par l’impôt, par les taxes et qui doit être concerné en priorité ? » La nécessité d’investissements massifs en faveur de la transition écologique en même temps que celle d’une solidarité nationale est justement pointée par Emmanuel Macron dans sa lettre. Mais cela appelle plusieurs remarques.

Contrairement à l’impression qu’on peut retenir de cette lecture, où il semble s’agir principalement d’ajouter une série d’investissements aux investissements du business as usual actuel, la principale question est de parvenir à réorienter la plupart des investissements actuellement réalisés dans notre pays dans un sens favorable à la transition écologique.

L’investissement annuel de l’ensemble des acteurs de l’économie française est en effet de l’ordre de 500 milliards par an (± 280 milliards d’euros pour les entreprises non-financières, ± 110 milliards d’euros pour les ménages, ± 75 milliards d’euros pour les administrations publiques). Le premier secteur est celui de la construction (génie civil et bâtiments, ± 210 milliards d’euros) suivi de ceux des services (± 170 milliards d’euros) et manufacturier (± 110 milliards d’euros). Le premier enjeu est bien évidemment d’orienter ce très vaste flux d’investissements essentiellement privés (80 %), en particulier dans la construction, mais aussi dans l’industrie et les services, en tentant de l’infléchir vers la production de biens et services plus économes en gaz à effet de serre (à la fois au stade de leur production, mais aussi de leur usage), moins polluants et à durée de vie plus élevée.

Et pour cela, il faut dégager des moyens financiers publics d’animation et de soutien afin d’atteindre les objectifs suivants :
Favoriser la recherche publique et privée, orienter l’innovation des entreprises vers de nouvelles solutions, former les artisans, proposer de nouveaux services fondés sur l’usage plus que sur la propriété.
Mettre à disposition des entreprises, des collectivités et des consommateurs des outils fiables et compréhensibles de diagnostic au moment où ils envisagent des investissements de création d’infrastructures nouvelles ou de rénovation d’infrastructures.
Participer à un effort coordonné au niveau européen pour réorienter les grandes infrastructures de réseau (transport, énergie…) dans le sens de la transition.
Mettre à disposition des acteurs une ingénierie financière privilégiée adaptée à leurs besoins et à leurs capacités d’investissement dans le domaine de la transition : prêts bonifiés, remboursables par les économies réalisées sur le temps de vie des installations, tiers financement…
Obtenir des entreprises dont l’activité est très dépendante des énergies fossiles (producteurs d’énergie, constructeurs automobiles, sidérurgie, cimentiers…) qu’elles prennent conscience de la nécessité d’amorcer sans tarder leur transition vers d’autres domaines d’activité, d’autres produits et services.
Aider, au besoin par une subvention de fonctionnement, les ménages les plus contraints par la transition qu’on leur impose et qui n’ont pas encore pu bénéficier ni des réajustements de rémunération indispensables, ni des réajustements fiscaux, ni de l’ingénierie financière précédemment citée.
Réorienter les aides d’État actuelles aux entreprises (dont le but quasi exclusif aujourd’hui est de renforcer leur compétitivité, y compris dans des domaines dont chacun sait qu’ils sont en totale contradiction avec les objectifs de la transition écologique) pour privilégier celles qui sont essentielles à la transition.

Là encore, une part des moyens qu’on pourrait qualifier « d’animation et de soutien à l’investissement de transition » peuvent être obtenus par redéploiement et rationalisation de moyens actuels. C’est le cas, notamment, pour les aides aux entreprises, les aides aux transports et à la rénovation de l’habitat.

Il n’en reste pas moins que l’État doit dégager des moyens supplémentaires en faveur de la transition pour la faire changer significativement de vitesse dans les divers secteurs de la vie économique et sociale. Selon le think tank I4CE (voir ici), les moyens publics ont été de l’ordre de 14 milliards d’euros en 2017 pour la part « climat » sur un total de 41 milliards d’euros. S’il faut atteindre un investissement annuel total climat de l’ordre de 75 milliards par an, comme le préconisent de nombreux économistes, il faut approximativement augmenter l’engagement de l’État dans ce domaine d’une dizaine de milliards, soit 0,5 % du PIB, sans compter les investissements à réaliser pour les autres aspects de la transition écologique (en particulier dans le domaine agricole).

On remarquera que ce montant annuel d’investissements à réaliser est du même ordre que celui actuellement consacré aux investissements fossiles considérés comme directement défavorables au climat qui représentent selon I4CE plus de 70 milliards d’euros, et dont une part, non précisée mais certainement non négligeable, d’aides de l’État. Cette part d’engagement pourrait être affectée à l’aide à la transition et venir donc se soustraire aux besoins cités plus haut.

III/ Le financement, la solidarité et l’impôt

« Une solidarité nationale est nécessaire pour que tous les Français puissent y parvenir. Comment finance-t-on la transition écologique : par l’impôt, par les taxes et qui doit être concerné en priorité ? », souligne encore Emmanuel Macron. Quand on évoque cette solidarité dans le domaine fiscal on pense naturellement à l’impôt sur le revenu et à l’ISF (« S » pour solidarité !) avec la caractéristique de progressivité qu’on leur associe généralement.

Mais en France la part de l’impôt progressif (essentiellement l’impôt sur le revenu, malgré les nombreuses niches fiscales qu’il abrite et, pour une part, l’impôt sur les successions), en constante régression depuis plusieurs années (et plus encore depuis les réformes fiscales récentes du gouvernement Philippe), ne représentait déjà plus en 2017 que 3,3 % du PIB (contre 9 % au Royaume-Uni ou 10 % en Allemagne) alors que l’ensemble des prélèvements obligatoires en atteignait près de 47 %. En plus de la fraude et/ou de l’optimisation fiscale qui sont par définition l’apanage des plus aisés (entreprises et ménages), l’inégalité considérable entre les taux de taxation effectifs des grandes entreprises, la plupart du temps multinationales, et des PME ou TPE mine gravement la crédibilité du discours de solidarité fiscale.

Dans ce contexte, le renforcement de la solidarité évoqué par la lettre d’Emmanuel Macron entre les moins contraints et les plus contraints par les mesures de transition (entreprises et ménages) ne peut donc pas se traduire principalement en termes fiscaux par l’augmentation d’une fiscalité proportionnelle au revenu des personnes (comme la CSG). Elle ne peut pas non plus passer par l’augmentation d’une taxe sur la consommation d’un produit indispensable pour les ménages comme le carburant, dont la ponction peut se révéler inversement proportionnelle au revenu, alors même que la consommation de tels produits augmente linéairement avec ces mêmes revenus.

En effet, si la solidarité évoquée ne consiste pas principalement à permettre aux plus contraints de se délivrer durablement de leur contrainte (par exemple énergétique par la mise à disposition de nouveaux services de transport et/ou par des investissements porteurs d’économie d’énergie ou de réduction d’émissions polluantes), mais simplement à subventionner l’achat des produits qui leur restent indispensables, on ne permet pas aux bénéficiaires de sortir de leur dépendance. On les transforme en assistés de plus en plus tributaires de la bonne volonté de l’État et on ralentit d’autant la transition souhaitée.

Au-delà d’une remise à niveau des taxes effectives sur les bénéfices des grandes entreprises et d’une extension des taxes sur les énergies fossiles à toutes les entreprises au niveau de celles qui touchent les ménages, il faut donc remettre à l’honneur les prélèvements fiscaux progressifs sur le revenu et sur le patrimoine, non seulement pour des raisons de solidarité financière et de justice sociale, mais tout autant pour des raisons environnementales.

La taxation des produits de base comme le carburant ou le fioul ne peut évidemment pas répondre à cet objectif, sauf à mettre en place un système de taxes progressives en fonction des quantités consommées des différentes énergies. S’il reste indispensable de maintenir les prix des carburants et combustibles fossiles au-dessus d’un certain seuil, éventuellement croissant, pour maintenir l’attention de l’ensemble des acteurs de l’économie − consommateurs mais aussi entreprises, y compris celles de transport − sur l’importance de la maîtrise des dépenses correspondantes, au besoin avec une taxe, il n’est pas sain de financer principalement l’investissement de transition à partir de son produit.

IV/ Niveau local, niveau national ?

« Quelles sont les solutions pour se déplacer, se loger, se chauffer, se nourrir qui doivent être conçues plutôt au niveau local que national ? Quelles propositions concrètes feriez-vous pour accélérer notre transition environnementale ? » On constate là encore l’absence de référence à l’Union européenne, alors que bien souvent les gouvernements s’abritent derrière cette même Europe pour justifier leur difficulté à mettre en œuvre les mesures nécessaires à la transition. Il est pourtant indispensable d’agir au niveau européen dans au moins deux domaines, les investissements de réseaux intra-européens (transport, énergie…) et l’harmonisation des normes environnementales. Il serait évidemment souhaitable d’aller plus loin avec une fiscalité européenne sur les patrimoines, les bénéfices des entreprises et les revenus les plus élevés qui permette de sanctuariser des fonds dédiés à des investissements coordonnés de transition entre pays et dans chacun des pays.

Les collectivités locales jouent un rôle majeur dans la planification de l’urbanisme et des réseaux de transport comme dans l’organisation locale des services au public (poste, écoles, centres de soins, commerces, logement social…) et dans la politique de lutte contre la déprise agricole et le mitage des paysages. C’est là que se trouvent la plupart des bons niveaux territoriaux de prise en charge de l’aspect transversal des contraintes et des opportunités de la transition écologique. C’est à cette échelle locale également que les circuits courts agricoles (Amap…) et les systèmes de transports (scolaires, auto partage, covoiturage domicile-travail, tramways, TER, transports doux) sont particulièrement pertinents.

En ce qui concerne les opérations de rénovation thermique du bâtiment, un pan très important de la transition énergétique, les collectivités locales (de la commune à la région) peuvent et doivent jouer un rôle majeur de promotion de ces opérations de rénovation, en regroupant bureaux d’études et artisans locaux pour mettre à disposition des habitants des entreprises locales et des gestionnaires du patrimoine commun (écoles, mairie, hôpitaux…) une offre de service fiable complète et à des prix raisonnables, en suscitant des programmations spatiales de diagnostics et de travaux. C’est en effet un enjeu important pour les collectivités locales à la fois en termes d’emplois locaux, de réduction des dépenses d’énergie des services publics et de réduction de la précarité énergétique. C’est également à ce niveau de décentralisation que peuvent s’initier de façon pertinente les opérations de production d’énergies renouvelables (méthanisation, biomasse, éolien, solaire…).

L’importance de l’action locale et la diversité des solutions de transition à mettre en œuvre selon les spécificités géo-économiques des territoires militent pour une décentralisation des décisions et des financements de cette transition. A cet égard, la suppression de la taxe d’habitation pour l’ensemble des ménages y compris les plus aisés, dont l’initiative dépendait des collectivités et qui affichait un minimum de progressivité avec le revenu (à travers les exonérations) au profit d’une compensation de dotation par l’État est une mesure régressive.

Reste le niveau national dont l’importance reste cruciale. C’est là que l’impulsion de la parole de l’exécutif et la réorganisation des institutions peuvent changer profondément le comportement de l’administration. L’État doit montrer la priorité absolue de la transition en plaçant directement cette exigence au niveau du Premier ministre avec l’aspect transversal que cela implique vis-à-vis de l’ensemble des départements ministériels et de la prééminence vis-à-vis de Bercy.

Le Parlement doit pouvoir se saisir et débattre des grandes questions d’énergie, d’aménagement du territoire et d’agriculture comme des questions de fiscalité et de normes qui sont au cœur de la transition. C’est également à son niveau que doit être engagée la réorientation profonde de la politique d’éducation, de recherche fondamentale et appliquée, d’innovation vers une transition écologique solidaire et un dialogue avec les branches professionnelles (syndicats patronaux et ouvriers) ainsi que les organisations de fonctionnaires pour anticiper, organiser et accompagner les profondes mutations d’emploi comme de compétences qu’entraînera inéluctablement cette transition.

On perçoit bien que les questions mises sur la table par Emmanuel Macron pour ce qui concerne la transition écologique restent marquées par une vision très étriquée du débat et en particulier de la diversité des partenaires. Or il est indispensable de faire dialoguer et de responsabiliser citoyens, entreprises, syndicats, associations, collectivités locales et Assemblée nationale pour engager puissamment la « Transition écologique solidaire » qu’il affirme appeler de ses vœux.

Benjamin Dessus
Ingénieur et économiste
Président d’honneur de l’association Global Chance.

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Énergie, Environnement, Développement, Démocratie : changer de paradigme pour résoudre la quadrature du cercle (Manifeste publié en ligne le 1er mai 2014)

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