Énergie : demain tous « prod’acteurs » ?

, par   Benjamin Dessus

Le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources fossiles et la disqualification du nucléaire imposent un changement de cap dans le domaine de l’énergie. Dans la mesure où « l’accès à l’énergie n’est pas une fin en soi, [mais] un moyen pour satisfaire des besoins », cette transition énergétique reposera pour l’essentiel sur des actions d’économies d’énergie (côté demande) et sur un recours accru aux renouvelables (côté offre), c’est-à-dire sur une dynamique de décentralisation énergétique. Alors que le système actuel, axé sur l’offre et très centralisé, engendre « une relation de maître à esclave » en rendant les consommateurs totalement dépendants de quelques points de production d’énergie, ce changement de paradigme énergétique, tout en “relocalisant” les enjeux liés à l’énergie, ira de pair avec une prise de conscience et une réappropriation citoyennes de ses enjeux.

Benjamin Dessus (interview), L’Âge de faire, n°62, mars 2012

Sur cette page :
Introduction par la revue L’Âge de faire
Interview du président de Global Chance
À voir également sur le site (publications et dossiers thématiques)

introduction

Ingénieur et économiste, Benjamin Dessus préside l’association Global Chance (voir encadré). Spécialiste des questions énergétiques, il répond à nos interrogations à propos de la décentralisation énergétique, un concept de plus en plus utilisé pour expliquer les changements actuels dans le domaine de l’énergie.

L’Âge de faire

énergie : demain, tous « prod’acteurs » ?

La décentralisation énergétique, c’est quoi ?

Benjamin Dessus : Pour bien comprendre le concept de décentralisation énergétique, il faut aborder la notion de système énergétique.

Au départ, il y a des individus qui ont des besoins, en termes de confort, de santé, de mobilité… et ces besoins sont satisfaits par des biens et services qui consomment de l’énergie. Le système énergétique vise à répondre au mieux à ces besoins, à partir de différentes ressources énergétiques, en prenant en compte des contraintes liées à la nature de ces ressources : rareté, localisation, impacts environnementaux…

Donc d’un côté, on a une demande de services énergétiques qui est très diffuse, puisqu’elle correspond aux besoins des ménages, des entreprises et des collectivités sur l’ensemble du territoire. Mais de l’autre côté, notre production énergétique, qui repose essentiellement sur des ressources importées (uranium, pétrole, gaz) est encore très centralisée. Cette centralisation apparaît logique au regard du type de ressource transformée, qui nécessite des installations telles que les centrales nucléaires, les usines de raffinage du pétrole ou encore les centrales à charbon.

En France, on s’est habitué à ce schéma : à partir d’une vingtaine de sites de production d’énergie, on répond aux besoins diffus de tout le territoire.

Mais aujourd’hui, le réchauffement climatique ainsi que l’épuisement des ressources fossiles imposent un changement de cap quant aux sources d’énergie qui satisfont nos besoins. Cette orientation vers les sources d’énergie renouvelables est d’autant plus nécessaire si l’on considère l’énergie nucléaire obsolète, au vu des risques environnementaux et sociétaux qu’elle implique et les énergies fossiles en voie d’épuisement.

Or, par nature, les énergies renouvelables sont diffuses, peu transportables et souvent difficilement stockables : l’eau, le soleil, la biomasse, le vent sont répartis un peu partout sur le territoire, comme les besoins énergétiques qu’ils sont destinés à satisfaire.

La décentralisation énergétique, c’est donc la multiplication des points de production d’énergie à partir de ressources renouvelables, et leur appropriation par les premiers concernés, à savoir les citoyens consommateurs.

Centralisation, décentralisation : en quoi notre rapport à l’énergie s’en trouve-t-il modifié ?

Le système actuel centralisé engendre une relation que je qualifierais de « maître à esclave » : les consommateurs sont totalement dépendants de quelques points de production d’énergie.

Par analogie, on peut comparer ce type de système énergétique avec le système informatique des années 70. Au laboratoire de recherche où je travaillais, quand on voulait fabriquer un programme informatique, on poinçonnait des cartes, et on portait celles-ci à IBM, qui faisait les calculs pour nous : l’intelligence informatique était centralisée, nous étions dépendants d’IBM. Aujourd’hui, le système informatique est décentralisé : chaque ordinateur a suffisamment de mémoire et d’intelligence pour réaliser la plupart des opérations qu’on lui demande. L’échange existe encore, mais il est devenu marginal par rapport à la capacité de faire les choses « localement ».

Dans un système énergétique décentralisé, c’est le même principe : le « local » sera en capacité de consommer d’abord ce qu’il produira. L’échange se fera dans un second temps pour compenser l’excédent de consommation ou de production. Globalement, il n’y a plus de dépendance à l’égard d’un agent extérieur omnipotent, production et consommation sont désormais liées. Et une des conséquences majeures de ce lien retrouvé entre production et usage de l’énergie, c’est qu’il conduit nécessairement à une prise de conscience des ménages et qu’il incite à réaliser des économies d’énergie, mais de manière « intelligente ».

Je m’explique : aujourd’hui, on dit aux gens, « la société va dans le mur » et le seul discours qui leur est proposé pour éviter ça, c’est « soyez sympas, consommez moins ». Je pense qu’il y a une part de déresponsabilisation sur la question énergétique que les gens n’admettent plus. Or, si, à l’échelle d’un quartier par exemple, les habitants font la démarche de se grouper pour isoler leur maison, qu’ils embauchent l’artisan du coin, tous ces gens seront amenés à se rencontrer, à échanger, à créer une dynamique locale autour de la problématique énergétique qui dépassera le simple acte de consommation anonyme. Il y aura une véritable appropriation du débat énergétique, comparable à la dynamique que les Amap ont suscité à propos de la problématique alimentaire.

Et quel sera le rôle des collectivités territoriales et de l’État dans cette nouvelle organisation ? Ne doit-on pas craindre une rupture de l’égalité d’accès à l’énergie ?

Demain, les territoires bénéficieront de ressources financières liées à leurs ressources énergétiques. Ils retrouveront ainsi une certaine marge de manœuvre et une capacité d’action sur ces problématiques. Et agir, c’est produire, mais c’est aussi économiser. Et c’est bien l’échelon local qui parait le mieux adapté pour faire émerger des initiatives visant à la maîtrise des besoins en énergie. Je pense notamment aux politiques de transport public, ou encore aux politiques d’urbanisme , aux politiques d’isolation du bâti.

L’État garde un rôle important, déjà dans son rôle régulateur : c’est lui qui fixe le cadre et évites les dérives potentielles. Il fixe également les règles qui s’appliquent à tous les territoires. Il serait par exemple absurde que les normes d’isolation du bâti soient différentes en Paca et en Bretagne ! Dans ce sens, il joue également un rôle moteur très important pour orienter la décentralisation. En Allemagne par exemple, le choix stratégique d’un réseau décentralisé a déjà été fait depuis une dizaine d’années. À l’opposé, en France, les pouvoirs publics soutiennent des projets trop démesurés (éolien offshore, usines de méthanisation) pour être appropriés par les citoyens : on applique le modèle centralisé au renouvelable, c’est aberrant !

Enfin, il n’y a pas d’opposition de principe entre dynamique décentralisatrice et maintien des mécanismes de solidarité nationale, entre citoyens ou entre territoires.

Mais si vous évoquez la question, attardons-nous quelques instants sur le système actuel de solidarité. Aujourd’hui, la péréquation électrique assure un même prix du kilowatt/heure partout, et pour tout le monde. Mais il n’y a pas pour autant d’égalité devant le service rendu !

Par exemple, pour satisfaire un même besoin, disons une température de 19°C, dans son logement, une personne qui n’a pas les moyens de bien isoler sa maison aura besoin de plus de kilowatts heure pour satisfaire ce besoin qu’une personne ayant eu les moyens d’isoler sa maison : pour un même service, le prix sera différent.

Pour revenir à ce que je disais en introduction, l’accès à l’énergie n’est pas une fin en soi, c’est un moyen pour satisfaire des besoins.

Dans ce sens, l’égalité doit être cherchée au niveau du service rendu par l’énergie. Et il existe de multiples façons de remplir le même service. Ne vaut-il pas mieux aider financièrement un ménage à acheter un frigo économe en électricité plutôt que subventionner le prix de l’électricité ?


Encadré

Global Chance est une association française créée en 1992 qui réunit aujourd’hui une 30 aine d’experts, en particulier sur la problématique énergie-environnement-développement. Privilégiant une démarche pluridisciplinaire, ses membres partagent la conviction qu’un développement mondial plus équilibré peut et doit résulter de la prise de conscience croissante des menaces qui pèsent sur l’environnement global. Selon les mots du physicien Bernard Laponche, membre de Global Chance, « au lieu de voir les problèmes environnementaux globaux uniquement comme des contraintes dont il faut se prémunir, en se rabattant sur nos « certitudes » et en continuant comme avant, ces risques constituent une chance de bâtir une civilisation différente - en particulier dans le domaine de l’énergie - qui mette fin à ces risques. » (retour à l’introduction)

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à voir également sur le site de global chance

(si encadré : résumé au survol)

Publications

Pour une remise à plat concertée et démocratique de nos modes de vie
Benjamin Dessus, Intervention dans le cadre du bicentenaire du corps des Mines, lundi 23 septembre 2010

« Changer de paradigme énergétique »
Bernard Laponche (interview), Actu-environnement.com, jeudi 28 août 2008

« Prospective et enjeux énergétiques mondiaux : un nouveau paradigme »
Bernard Laponche, document de travail n°59 de l’Agence Française de Développement, janvier 2008, 49 p.

Dossiers thématiques

Nucléaire : par ici la sortie !
(Rapports, analyses, tribunes, interviews, etc. : les propositions de Global Chance et de ses membres pour, enfin, sortir du nucléaire)

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