Cahier de Global Chance n°28 ∣ La science face aux citoyens

L’enjeu de la démocratie

, par   Edwy Plenel

Cet article a été publié en 2010 dans le cadre du numéro 28 des cahiers de Global Chance en collaboration avec Politis : Science, pouvoir et démocratie. faisant actes du colloque « Science et démocratie » organisé le 20 novembre 2010 par l’AITEC, la Fondation Sciences citoyennes, Global Chance et Politis.

L’enjeu de la démocratie

Commencer par l’affaire du Médiator me semble un bon exemple parce que c’est la question de la démocratie qui est enjeu. Dans le cas du Médiator, l’expert a parlé tôt, il a parlé en espagnol. Une revue scientifique espagnole a expliqué dès le début des années 2000 les conséquences de ce médicament. Le médicament a été retiré en Espagne, il a été retiré dans d’autres pays européens. Mais la revue n’a pas passé les Pyrénées. Évidemment, il s’agit d’un laboratoire français, le laboratoire Servier, d’un médicament qui a fait 1 milliard de chiffre d’affaires et il s’agit de toutes ces commissions supposées indépendantes dans notre pays et qui ne le sont pas vraiment.
Derrière le cas Allègre, qui a déclenché notre réflexion d’aujourd’hui, et les cas qui viennent d’être cités, il y a une question qu’il faut que l’on regarde en face, celle de la relation entre ceux qui produisent du savoir et ceux qui transmettent ces informations. Ce n’est pas une relation qui va de soi, y compris entre nous présents dans cette salle, puisque chaque « savant », chaque possesseur d’un domaine de compétence se sent bien souvent trahi par la façon dont les journalistes reflètent sa discipline, quelles que soient les bonnes intentions du journaliste. Comment alors nouer une nouvelle alliance entre nous ?

Le cas Allègre peut nous servir d’exemple et de levier pour l’action. Il permet aussi de dépasser le concept de conflit, théorisé avec efficacité et légitimité par Pierre Bourdieu, mais en même temps de mon point de vue de façon contestable quand il a écrit sur la télévision ou sur le journalisme. Au fond, Pierre Bourdieu disait en substance : « Moi, je voudrais discuter de ma discipline, la sociologie, comme les mathématiciens discutent de la leur entre eux, qui peuvent refaire leurs démonstrations, alors que moi je me trouve confronté dans ces terres médiatiques où je me suis aventuré avec « La misère du monde » à devoir discuter avec des gens incompétents et à perdre l’autonomie de mon champ de savoir ».

Il posait une bonne question, celle de l’autonomie du savoir, du temps du savoir, qui n’est pas le temps de l’information des médias ou de l’action. Certains sociologues s’en sont émus et ont choisi de simplifier la question, notamment en négligeant l’autonomie des citoyens. Bourdieu lui même, qui défendait pourtant des causes sociales, défendait par exemple, non sans un certain élitisme, l’idée que la télévision faisait l’opinion, en négligeant la capacité d’autonomie de l’individu. Je ne critique pas là Bourdieu, mais je veux seulement dire que nous, journalistes, avons vécu ce moment où nous avons été soumis à ce type de critique, comme le moment d’un malentendu maximum.
Je pense en fait que derrière tout cela, la vraie question est en effet celle de la démocratie. Nous savons tous qu’il ne suffit pas de penser politiquement juste pour informer vrai ; la vraie question devient donc : comment arriver à créer un espace public qui respecte le savoir tout en étant un espace où l’inattendu, l’imprévu peut surgir ? Parce que, au fond, comme Jacques Rancière l’a écrit, la démocratie c’est le régime de n’importe qui, sans privilège de savoir, de diplôme, sans privilège de naissance, sans privilège de fortune : j’ai le droit de m’exprimer, j’ai le droit de manifester, de voter, éventuellement d’être candidat, et même de gouverner.

Cette promesse démocratique est évidemment une provocation face à toutes les oligarchies qui peuvent être des oligarchies de la puissance, de l’avoir, mais aussi du savoir. Je sais, je sais mieux que vous ce qui est bon pour vous, je suis l’expert, je suis le sachant, je suis le médecin à l’ancienne qui prescrit sans prendre la peine de discuter avec son patient. Et c’est un défi parce que c’est vraiment une contradiction qu’il serait vain de vouloir évacuer.

Quel est le fil de cette nouvelle alliance que nous devons inventer et pourquoi l’affaire Allègre peut-

Médiatisation de la science et choix politiques

elle en être le levier ? Ce fil pour moi c’est l’expression « la vérité de fait ».
Le pouvoir actuel exacerbe la haine du savoir, de toutes les connaissances, l’histoire et les historiens, la science et les chercheurs, les journalistes, l’événement, la révélation, les enseignants la princesse de Clèves, etc.. Au fond, il est ennemi du savoir, comme dérangement, comme surgissement, comme étonnement, comme mouvement.

Cette expression de « vérité de fait » provient d’un texte de Hannah Arendt intitulé « Vérité et politique » qui pourrait nous servir de manifeste philosophique de rassemblement.
Elle y oppose en effet deux types de vérités : la vérité d’opinion, de préjugé, de conviction, de raisonnement, de croyance (et il y en a de toutes sortes, pertinentes ou folles, raisonnables et déraisonnables), et puis les vérités de fait. Pas la vérité avec un grand V, mais des vérités de fait qui forment un puzzle autour duquel nous pouvons discuter ; et des vérités autour desquelles les opinions vont pouvoir se construire.

C’est dans ce sens qu’elle défend la place du journalisme en disant combien le journaliste qui apporte des vérités de fait, dérangeantes, est beaucoup plus menacé, calomnié, contesté que le journaliste d’opinion qui, lui, dérange moins (opinion contre opinion). Mais s’il n’y a que mon opinion contre la tienne, mon raisonnement contre le tien, ma conviction contre la tienne, il n’y a plus de monde commun. Pour qu’il y ait un monde commun, il faut qu’il y ait cette construction et cette légitimation au cœur de l’espace public que sont les « vérités de fait ». De ce point de vue, la référence à la philosophie pragmatiste américaine, étouffée par une tradition sociologique qui a à voir avec la troisième république, une sociologie de gouvernement ou de pouvoir, si utile soit elle, est intéressante. Des pragmatistes américains comme John Dewey étaient au cœur d’une pensée radicale de la démocratie. N’oublions d’ailleurs pas c’est lui que Trostky a sollicité quand la recherche de la vérité fut au cœur d’un enjeu politique. C’est lui qui sera responsable de la commission qui va démonter les procès de Moscou. Et ce n’est pas un hasard si cette tradition qui pose la question des conditions de la production des débats, des questionnements au sein de la pratique démocratique, a donné une tradition journalistique, illustrée par Robert Ezra Park, journaliste et disciple de John Dewey qui est devenu sociologue à 50 ans et qui a fondé l’école de sociologie de Chicago. Il disait : « Ce ne sont pas les opinions qui font l’opinion, ce sont les informations qui font l’opinion ». En tout cas, être profondément démocrate, être du côté de la raison, c’est à mon sens être aussi convaincu que la révélation par l’information est une véritable pédagogie.

Mais alors quel rapport avec Allègre ?

Ce n’est pas du tout secondaire de mener la bataille des faits contre les impostures d’Allègre, car derrière cela, il y a un enjeu démocratique essentiel, le rapport à ces vérités de fait. Nous ne sommes pas avec Allègre dans le domaine du doute, au sens où la science l’exerce et le revendique, nous sommes dans le relativisme qui permet de donner sa place au mensonge et à l’imposture.
A ce propos, je rappelle que dans son livre « Toute vérité est bonne à dire » Allègre explique combien il a eu des alliés, dans les media : « les éditorialistes, dit il, voyaient très bien les problèmes et la quasi totalité soutenaient nos efforts pour réformer, c’est grâce à ce soutien que j’ai pu réaliser mes réformes. De droite comme de gauche, à la télévision à la radio, ils m’ont tous soutenu... ». Mais c’est la conclusion qui est intéressante : « Pourquoi ne pas concevoir des journaux avec des journalistes moins spécialisés et plus indépendants ? ». Autrement dit, le journaliste d’opinion ne le dérange pas, il peut le manipuler. Par contre celui qui peut le contester sur les faits, et qui apporte l’information, le dérange beaucoup plus.

On trouve d’ailleurs dans ce livre bien d’autres éléments qu’on retrouve aujourd’hui dans l’affaire du climat : notamment, le refus de la discussion informée et la vision complotiste ; déjà à l’époque, toute sa thèse était celle d’un complot contre lui en tant que ministre de l’Éducation.
On est bien au cœur de notre sujet : quand les charlatans, les imposteurs sont au cœur de l’espace public, ce n’est pas la science qui est en crise, ce n’est pas le journalisme qui est en crise, c’est la démocratie. Comme à l’époque du combat contre le stalinisme, la vérité reste un enjeu politique majeur, les charlatans sont des Lyssenko. La négation de la démocratie laisse une place à une science d’imposture, qui se présente comme une science et qui n’en est pas une. Nous sommes devant une crise de l’idéal démocratique : derrière cette idée soi disant provocante « Toute vérité est bonne à dire », il y a chez Allègre l’idée que la démocratie lui appartient. Et je dis cela parce que dans un autre livre que j’ai là, « L’ivresse démocratique » d’Alain Mine, on retrouve cette notion dans une lettre au président de la république : « faites votre nouveau 58 silencieux, faites la synthèse entre la république consulaire qui occupe les institutions et la démocratie d’opinion qui conquiert les écrans ». (autrement dit, organisez la servitude médiatique). « Dominez l’ivresse démocratique qui nous guette et qui insidieusement commence à s’emparer de nos esprits et aidez nous à nous défendre de nous mêmes ».
Le mur de Berlin est tombé, l’URSS est tombée. Plutôt que de chercher quel sens nouveau donner à la démocratie, tout d’un coup nos gouvernants ont pris peur : plus d’idéal totalitaire pour justifier l’idéal démocratique. Tout d’un coup, la démocratie devient un problème, consubstantiel de la question sociale. Car la démocratie, c’est l’appropriation des questions de tous par tous. La démocratie devient un problème quand il n’y a plus son envers, une crainte, inquiétude devant ce surgissement de « n’importe qui ».

Un dernier mot sur Internet qui a déjà été évoqué par les intervenants précédents. Je voudrais dire combien ce peut être le levier de « notre alliance ». C’est justement le lieu du n’importe qui, qui ébranle aussi bien le savant que le journaliste. Au fond, de journaliste, vous n’en avez plus vraiment besoin pour faire partager votre savoir et en même temps vous prenez un peu peur, comme les journalistes, en vous demandant ce qui va sortir de tout ce bouillonnement. Ce bouillonnement, Nicolas Sarkozy veut à tout le prix le contrôler, en « civilisant internet » comme il l’écrivait à son ministre des Affaires étrangères en prévision d’une réunion du 68. Il y a des barbares et il faut leur apporter la civilisation supérieure. Niais ce bouillonnement c’est aussi notre chance d’une nouvelle alliance.

Je voudrais enfin vous livrer une préoccupation. Il y a eu une époque où nous n’étions pas nombreux à critiquer le sarkozysme. Mais aujourd’hui nombreux ceux qui pensent que le pouvoir va leur arriver comme un fruit mûr. Et du coup, ce que ce pouvoir a révélé sur le délitement démocratique passe au second plan. Et pourtant si ce pouvoir est arrivé, c’est parce que nous n’avons pas prêté assez d’attention à cette question de la démocratie.