Cahier de Global Chance n°28 ∣ La science face aux citoyens

Rationalité, expertise indépendante et débat public

, par   Benjamin Dessus

Benjamin Dessus est ingénieur et économiste, ancien directeur du programme Ecodev au CNRS, et président de l’association Global Chance

Cet article a été publié en 2010 dans le cadre du numéro 28 des cahiers de Global Chance en collaboration avec Politis : Science, pouvoir et démocratie. faisant actes du colloque « Science et démocratie » organisé le 20 novembre 2010 par l’AITEC, la Fondation Sciences citoyennes, Global Chance et Politis. Cette intervention fut suivie d’un débat reproduit dans ce numéro.

Rationalité, expertise indépendante et débat public
Benjamin Dessus, Global Chance

Rationalité, expertise indépendante et débat public

Après les affaires des OGM, de la vache folle ou de l’amiante, les récentes attaques de climato-scep- tiques sur la réalité du réchauffement du climat et ses causes anthropiques mettent une fois de plus le citoyen dans une situation où la perplexité sur les faits rend le débat sur les solutions presque secondaire, tant le doute s’installe dans son esprit. Si la « communauté scientifique » n’arrive même pas à se mettre d’accord sur quelques faits essentiels, commentvoulez-vousque moi, citoyen moyen, je m’y retrouve et que je m’intéresse vraiment à la question ? C’était déjà trop compliqué pour moi, alors, dans ces conditions, autant renvoyer tout le monde dos à dos : quand « ils » (sous-entenduces scientifiques et/ou ces experts couverts de diplômes qui sont bien plus instruits et « intelligents » que moi et qui sont payés pour cela) se seront mis d’accord il sera bien temps d’agir ! En attendant pas question d’accepter la moindre contrainte supplémentaire dans ma vie quotidienne ! Et les politiques de surfer bien souvent sur ce sentiment primaire, à l’exemple de Nicolas Sarkozy au salon de l’agriculture avec des phrases du type « l’environnementçacommence à bien faire ! ».

Au cœur de cette débâcle du débat citoyen, une confusion semble s’établir entre d’une part, une sorte dedébat d’opinionsur les faitseux-mêmeset, d’autre part, le débatsur les solutions et les moyensd’y faire face : la terre se réchauffe oui ou non, l’homme en est ou non responsable, Tchernobyl sera à l’origine de 30 ou de 300000 morts par cancers d’ici 2050, la part du nucléaire dans le bilan énergétique français est de 17 ou de 80 % (débat télévisé N Sarkozy S Royal pour les présidentielles), etc. Ces chiffres complètement antinomiques sont bien souvent présentés non plus comme des faits incontournables oudes projections reposant sur des hypothèses de travail explicites, mais comme des « opinions » qui, comme chacun sait, doivent pouvoir s’exprimer en toute égalité dans une société démocratique.

C’est dans cet esprit de relativisme absolu qu’on pourra trouver des journalistes qui se sentent justifiés d’organiser un débat sur la réalité du changement climatique et ses causes, entre un Allègre ou un Courtillot par exemple, scientifiques reconnus, mais dans un domaine différent de celui du climat, et des représentants d’une communauté scientifique forte de plusieurs milliers de membres qui travaille cette question depuis 15 ans. Débat équilibré disent-ils, puisque que chacun aura 5 minutes d’antenne...

Et si l’on négociait le rendement de Carnot ?

Dans un article récent paru dans un quotidien national, un économiste proche du milieu nucléaire, proposait de revoir la valeur de l’équivalence primaire de l’électricité nucléaire pour la faire passer de sa valeur actuelle de 2,58 à la valeur 1. De quoi s’agit-il ? La production d’électricité d’origine nucléaire, s’effectue à partir de la chaleur produite dans une chaudière par la fission de l’uranium. Cette chaleur est utilisée pour faire tourner une turbine et un alternateur et fournir le courant électrique. Cette opération ne se fait pas sans pertes : en bout de chaîne, 33 % de la chaleur produite par l’uranium dans la chaudière sont transformés en électricité, 67 % sont perdus dans l’atmosphère ou dans l’eau d’un fleuve ou en mer. On dit que le rendement de la centrale nucléaire est de 33 %.

Au niveau de l’ensemble du parc de production français d’origine thermique, ce rendement est un peu meilleur (à cause de la présence d’autres moyens de production plus efficaces) et atteint 39 %. Dire que17

Qui dit la vérité ?

L’équivalencede l’électricité en énergie primaire est de 2,58 en France est donc dire qu’il faut 2,58 kWh de chaleur pour produire 1 kWh d’électricité. C’est aussi dire que le rendement moyen de production d’électricité est de 39 % (1/2,58 = 0,39). Notre économiste défenseur de l’électricité nucléaire au titre de son absence d’émissions de gaz à effet de serre, proposait donc benoîtement de modifier ce coefficient d’équivalence pour le faire passer de 2,58 à 1 et favoriser ainsi le nucléaire dans les calculs de consommation d’énergie qui sous-tendent les différentes réglementations thermiques de l’habitat.

Le deuxième principe de la thermodynamique qui règle ces questions de rendement lui apparaissait donc comme un objet de négociation.

Le plus surprenant est que devant la réaction de Benjamin Dessus, le journaliste en charge de la rubrique n’a sembléni surprisni ennuyé le moins du monde de voir paraître dans ses colonnes une telle contre vérité, mais lui a aimablement proposé de publier une réponse à l’auteur pour y exprimer son « opinion ».

Ce relativisme n’est évidemment pas nouveau. Dans un article paru en 1996, Bernard Laponche, retraçant le parcours intellectuel et militant de Martine Barrère écrivait : « Martine Barrère s’aperçoit vite que les scientifiques du CEA, s’ils respectent une éthique professionnelle d’honnêteté intellectuelle dans le domaine qui leur est propre et se refusent par exemple à « trafiquer » une équation pour les besoins de la cause, sont aussi parfaitement malhonnêtes et menteurs si nécessaire lorsqu’il s’agit de défendre le domaine de leurs activités. Cette malhonnêteté est insupportable chez des gens dont la seule raison d’être professionnelle et la seule utilité sociale sont justement d’être intellectuellement honnêtes. Cette ambiguïté du milieu scientifique nucléaire, peu apparente au début des années 60, devint flagrante à la fin de ces années et par la suite, lorsque le programme électronucléaire français connut son développement démesuré à coup d’arguments subjectifs et biaisés proférés par de hautes personnalités scientifiques (et morales par conséquent dans l’esprit d’un large public). »

Mais le moins qu’on puisse dire est que cette situation ne s’arrange pas. Les lieux publics de débats avec la société civile disparaissent les uns après les autres (le Commissariat au Plan, l’IFEN, etc.), la pression économique et financière exercée sur la presse ainsi que sa concentration ne favorisent pas l’investigation et la constitution de dossiers suivis, le trafic des données par certains scientifiques n’est plus tabou...Et pour ajouter à la confusion générale, des options manifestement d’abord politiques comme la réforme des retraites aujourd’hui nous sont présentées comme inéluctables parce que fondées sur des « lois » économiques parfaitement incontournables et donc non discutables...

Dans ce contexte de relativisation des faits (scientifiques ou non) quelle place pour une expertise « indépendante » au service du débat public ?

On peut tirer quelques enseignements de l’expérience accumulée au cours des 18 dernières années à l’association Global Chancepuisque, depuis 1992, elle tente d’apporter aux citoyens une « expertise indépendante » sur un certain nombre de questions de façon à le mettre en mesure d’aborder le débat sur les fins et les moyens de l’action à partir d’une meilleure compréhension, des faits et des options possibles. Sa charte définissait son ambition en ces termes:Global Chance se propose de mettre les compétences scientifiques de ses membres au service d’une expertise publique, multiple et contradictoire, de l’identification et de la promotion de réponses collectives positives aux menaces d’environnement global dans un esprit de solidarité Nord- Sud, d’humanisme et de démocratie.

Mais contrairement à ce qu’imaginaient ses fondateurs, depuis 18 ans, cette expertise a porté au moins autant sur l’analyse objective des faits et des situations que surla promotion de réponses collectives aux menacescomme l’ambitionnait la charte initiale.

L’absence d’indépendance de l’expertise était si criante en France sur les sujets comme l’énergie, le développement et les questions d’environnement associées, que l’association a été amenée à privilégier cet aspect essentiel, préalable au débat. D’où de nombreuses publications, en particulier les « mémentos » (petit mémento énergétique, petit mémento des énergies renouvelables, petit mémento des déchets nucléaires, petit mémento énergétique de l’Union européenne), tous consacrés à une mise à plat du vocabulaire, des concepts et des chiffres clés dans ces différents domaines, pour permettre au citoyen, mais aussi à ses représentants, de discuter des actions à engager à partir d’ordres de grandeurs raisonnables et de la réalité plutôt que de se laisser entraîner par les affirmations d’autant plus péremptoires qu’elles sont faussées par la défense des intérêts des uns et des autres. Au centre de ces questions, on retrouve comme toujours la question de l’indépendance de l’expertise.

Comment en effet caractériser cette « indépendance » ? En quoi l’expertise de certains serait-elle plus indépendante qu’une autre ?

On assimile en effet bien souvent à tort la notiond’indépendance à celle de neutralitéde l’expertise. Cet amalgame, cheval de bataille classique de porteurs d’intérêt divers, leur sert à décrédibiliser toute expertise contradictoire sous le prétexte qu’elle est exercée par des hommes et des femmes qui se réclament clairement de principes éthiques et philosophiques, bien évidemment subjectifs.

Ces mêmes porteurs d’intérêt se targuent généralement de « neutralité » sous le prétexte qu’ils évitent toute référence à quelque principe que ce soit et prétendent délivrer une expertise « objective », alors que les principes et parfois les intérêts dont ils sont les porteurs sont simplement masqués.

Cette façon de renvoyer dos-à-dos l’expert au service d’un lobby (dont il dépend souvent) et celui qui reconnaît et affiche tout simplement les principes sur lesquels il s’appuie est évidemment manipulatoire.

En effet, ce n’est pas au niveau de l’absence affichée d’attache éthique, politique ou philosophique, que se joue l’indépendance de l’expertise, sous prétexte d’un principe supérieur d’objectivité, mais bien vis- à-vis des organisations, des modes de pensée dominants, du conformisme, des entreprises, des enjeux de pouvoir et des intérêts financiers. Elle se joue dans une déclinaison objective des principes affichés à chacun des sujets spécifiques abordés. C’est alors la cohérence de l’analyse qui devient l’élément central de crédibilité de l’expertise, (cohérence interne au projet analysé et cohérence globale avec les autres analyses de l’expert ou du groupe d’experts concernés). Il faut alors résister à la tentation d’un discours de pure conviction pour privilégier un raisonnement objectif à partir de ces principes,eux-mêmesévidemment subjectifs. Chaque problème mérite, non une réponse toute faite fondée sur des convictions préétablies, mais sur une analyse spécifique, sans « petits arrangements » dictés par l’intuition ou les convictions, les amitiés et les inimitiés.

La charte de Global Chance, par exemple, rédigée en 1992 affichait clairement ses options principales :« Nous affirmons que le développement des pays pauvres est à la fois une exigence morale et une nécessité géopolitique, que le ralentissement de la croissance démographique des pays du Sud ne peut être déconnectée de leur développement, que le développement des pays riches doit faire l’objet d’une profonde révision économique, sociale et écologique... »Reste alors à trouver des méthodes pour décliner ces quelques principes dans chacun des cas d’expertise qui se présentent en essayant de résister à la tentation d’un discours de pure conviction pour privilégier un raisonnement objectif à partir de ces principes et priorités. Un exemple pour illustrer cette démarche : En 1999, Lionel Jospin commande un rapport sur la prospective économique de la filière nucléaire française. Après de nombreuses tractations interministérielles, un trio est désigné pour faire cette étude. René Pellat,Haut-Commissaireà l’énergie atomique, Jean Michel Charpin, Commissaire au Plan et Benjamin Dessus, de Global Chance. Toutes les conditions sont a priori réunies pour qu’il ne sorte rien de ce jeu de rôle. Comment en effet éviter de tomber dans le piège qui nous est tendu de l’échange de propos de café du commerce entre René Pellat dans le rôle du gentil pro nucléaire, Benjamin Dessus dans celui du méchant antinucléaire et Jean Michel Charpin dans celui de l’arbitre neutre et comptable ?

Après un premier round d’observation un peu tendu, c’est une proposition méthodologique de Global Chance qui débloque la situation :

Plutôt que de débattre de façon stérile sur l’impératif de poursuivre vigoureusement le nucléaire ou d’en sortir au plus vite, fabriquons des scénarios diversifiés jusqu’en 2050 pour mettre en scène ces différentes options, avec plus ou moins de besoins d’énergie électrique et plus ou moins de nucléaire pour la produire. La seule exigence pour chacun des scénarios étant que le bouclage du bilan de l’électricité mais aussi du bilan toutes énergies de la France soit effectif (entre l’offre et la demande) à chacune des époques.

Cette méthode de travail permet de débloquer la situation en transférant la question de l’addiction ou de rejet plus ou moins grand vis-à-vis de la filière nucléaire à celle des conséquences économiques et environnementales de choix contrastés mais cohérents. Bien évidemment la fiabilité du rapport repose sur l’égalité de traitement des données pour les différents scénarios, en particulier les bases économiques pour chacune des filières de production ou d’économie d’électricité. Mais comme les partenaires de l’étude sont forcément très attentifs à cette question, il en résulte une certaine confiance dans des résultats qui n’ont finalement été sérieusement contestés par personne.

La méthode a bien montré, de façon factuelle, les avantages et les inconvénients environnementaux de chacune des stratégies décrites. Par contre, à besoin électrique donné, ces scénarios pourtant très diversifiés se tenaient dans un mouchoir de poche, au point

Qui dit la vérité ?

qu’en réponse à une question du Premier Ministre sur les principaux enseignements de l’exercice, Benjamin Dessus a pu lui affirmer sans être le moins du monde contredit par ses collègues que, contrairement à ce que bien des gens auraient souhaité entendre, y compris lui même probablement, les arguments économiques et financiers étaientlargement inopérants pour décider de la stratégie de production électrique des prochaines décennies ; la question restait d’ordre essentiellement politique et donc du ressort direct du Premier Ministre... et du débat public ! Débat public rendu possible puisqu’il ne s’agissait plus d’un débat sur des chiffres obscurs mais d’options sociales et environnementales dont pouvaient s’emparer pleinement les citoyens. C’est une des explications possibles à la rapide mise au placard de ce rapport.

Cette nécessité de rendre accessible les éléments factuels du débat, souvent masqués par les porteurs d’intérêt sous le prétexte que les questions sont bien trop complexes pour ces mêmes citoyens, repose sur la conviction qu’un groupe de citoyens correctement informés (ce qui implique de leur part un réel effort de formation et d’acquisition de connaissances), estcapable d’apporter au débat public une valeur ajoutée irremplaçable, indépendante des diverses factions en présence, avec un contenu de propositions de terrain individuelles et collectives réalistes.

C’est ce que nous avons pu observer au cours de la Conférence de Citoyens « Effet de serre et citoyenneté » organisée par la Commission du développement durable sous la présidence de Jacques Testait en 2002. La largeur de vue, l’équilibre des propos, la clarté des conclusions, le réalisme des propositions du groupe ont amplement confirmé l’intuition initiale des initiateurs de cette conférence de citoyens.

Dans le contexte actuel où les questions de conflit d’intérêt envahissent la vie publique, la question de l’indépendance, aussi bien des médiasque de la communauté scientifique ou de la justice mérite une attention particulière. L’apport d’une expertise indépendante, au sens et avec les limites que nous lui avons donné plus haut, nous paraît un élément important pour lutter contre la lassitude et le dégoût qui atteignent bien souvent le citoyen devant la collusion que révèlent ces affaires.

Rationalité, expertise indépendante et débat public
Benjamin Dessus, Global Chance