Nucléaire : même l’avenir n’est plus ce qu’il était...

, par   Benjamin Dessus

Quelle semble loin, l’époque de la fin des années 60, quand le nucléaire avait le vent en poupe, et quand le « jeune-ingénieur-plein-d’avenir », tout frais émoulu d’une grande école, partait d’un bon pas à EDF ou au CEA sans se poser un instant la question de la pérennité et de l’utilité sociale du complexe scientifico-industriel qu’il intégrait !
Aujourd’hui, compte tenu de la situation catastrophique et des perspectives bouchées du nucléaire française, le jeune ingénieur tout juste diplômé est en droit de se demander s’il y a un avenir à EDF ou au CEA... à moins qu’il ne décide de s’intéresser au démantèlement des centrales ou au problème des déchets nucléaires, deux domaines où l’emploi est assuré jusqu’à la fin du siècle.
Mais traiter du passif d’une filière, même si c’est porteur de sécurité d’emploi et de promotion rapide, n’est guère séduisant et notre jeune ingénieur choisira peut-être bien plutôt de consacrer ses talents et son goût pour les questions énergétiques au développement des énergies renouvelables, aux appareils électriques ultra-performants, ou aux nouveaux réseaux électriques dits intelligents.


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NUCLÉAIRE : MÊME L’AVENIR N’EST PLUS CE QU’IL ÉTAIT...

Benjamin Dessus, AlterEco+, mercredi 9 novembre 2016

[cette tribune a également été publiée le 10 novembre 2016 sur le site Mediapart]

Revenons un instant à la fin des années 60. A l’époque, un « jeune-ingénieur-plein-d’avenir », tout frais émoulu d’une grande école, partait d’un bon pas à EDF ou au CEA (Commissariat à l’énergie atomique). Le nucléaire avait en effet le vent en poupe. On considérait alors que la consommation d’électricité doublait tous les dix ans en France et qu’en 2000, on aurait besoin de 1000 TWh, et bien plus encore en 2020. Pour satisfaire cette demande en croissance inéluctable, il fallait donc construire de toute urgence des centrales nucléaires, au rythme de 5 000 à 6000 mégawatts de puissance installée par an et ce durant une trentaine d’années au moins. La seule question qui agitait le petit monde du nucléaire était la perspective de l’épuisement des ressources en uranium, dont on pensait qu’il pourrait survenir dès le début du vingt-et-unième siècle.

Heureusement, grâce au plutonium, on allait pouvoir résoudre ce problème de raréfaction de l’uranium (1). En effet, la France avait les capacités de produire à La Hague, dans son usine flambant neuve de retraitement des combustibles nucléaires usagés, plus de plutonium qu’elle n’en avait besoin pour fabriquer ses bombes atomiques. Et l’on se disait que ce plutonium en excédent pourrait servir à produire de l’énergie dans des réacteurs dits surgénérateurs. C’était la promesse d’une multiplication d’un ordre de 50 des réserves d’uranium. Quant aux autres sous-produits du retraitement, considérés comme définitivement inutilisables, ils seraient vitrifiés et conservés à la Hague, en attendant une solution de stockage définitif qu’on trouverait sans aucun doute dès le tournant du siècle.

De Rapsodie à Superphénix

Pas de souci à l’horizon, donc. On pouvait s’engager sans crainte dans la voie du nucléaire, en achetant à l’Américain Westinghouse la licence de son réacteur à eau pressurisée dont plusieurs exemplaires marchaient déjà aux États-Unis. Et pour faire face à la raréfaction de l’uranium annoncée pour le tournant du siècle, la France s’attèlerait dès à présent à la mise au point d’un réacteur surgénérateur au sodium liquide. Avec un programme bien ficelé : d’abord Rapsodie, réacteur de recherche, puis Phénix, un prototype expérimental de taille industrielle, et enfin Superphénix, une tête de série industrielle, pour être prêt dès 2000 à couvrir le monde et la France de ces nouveaux réacteurs.

Un risque d’accident potentiel ? Personne n’en parlait à l’époque. Les probabilités calculées par les ingénieurs n’étaient-elles pas vraiment infimes ? Quant aux déchets, on sentait bien qu’ils posaient problème, mais on avait du temps devant soi (2) et leur entreposage n’allait occuper que l’équivalent d’une piscine olympique. Même le débat sur le risque de prolifération nucléaire qu’induisait la production de plutonium (et donc le retraitement des combustibles usés), très vif aux États-Unis, n’atteignait pas la France. Enfin tout le monde se représentait le CEA et l’entreprise nationalisée EDF comme des institutions au moins aussi pérennes que le Vatican.

C’est donc dans un contexte très favorable que notre « jeune-ingénieur-plein-d’avenir » allait pouvoir exprimer ses talents sans se poser un instant la question de la pérennité et de l’utilité sociale du complexe scientifico-industriel qu’il intégrait.

Un avenir moins brillant

Revenons à présent en 2016. Notre « jeune-ingénieur-plein-d’avenir » tout frais émoulu d’une grande école se demande dorénavant s’il y a un avenir à EDF ou au CEA :

• Enterrée en effet depuis belle lurette la loi du doublement des besoins d’électricité tous les 10 ans édictée par Marcel Boiteux (3) dans les années 1960. Depuis 2010 en France, la consommation d’électricité stagne en dessous de 480 TWh, soit moins de la moitié de ce que l’on anticipait lorsque fut lancé le programme nucléaire français. Cette consommation pourrait bien encore baisser d’une bonne centaine de TWh si la France se décidait à respecter la loi de transition énergétique.
• Enterrée la conviction que des centrales nucléaires allaient être mises en service un peu partout dans le monde et que la France allait exporter partout son savoir faire et ses réacteurs. Au total, la France a construit 58 réacteurs sur son sol et n’en a exporté que 11.
• Enterrée la prédiction d’une montée inexorable de la part du nucléaire dans la production électrique mondiale. Cette part est tombée de 15 % en 2010 à moins de 11 % en 2015. Quant à la production d’électricité d’origine nucléaire, elle a même reculé de 5 % sur cette période.
• Enterrée la conviction que l’accident majeur ne pouvait pas se produire. Après l’accident grave de Three Miles Island survenu en 1979 (4), ceux de Tchernobyl et de Fukushima ont montré qu’un accident majeur n’avait rien d’improbable, même dans un pays jusque-là encensé pour sa maturité technologique et son organisation industrielle.
• Interrompue en 1997 la saga des surgénérateurs par la décision d’arrêt de Superphenix devant les incidents répétés et les coûts d’exploitation constatés.
• Enterrée enfin la conviction que la question des déchets à haute activité et à longue durée de vie était mineure et serait réglée grâce au progrès scientifique et technique dès le début du vingt-et-unième siècle. En réalité, elle reste sans réponse, ce que les Français commencent à comprendre grâce à la mobilisation des opposants au projet d’enfouissement profond des déchets sur le site de Bure, dans la Meuse.

La facture s’annonce salée

Le parc français, dont 80 % a été construit entre 1980 et 1990 vieillit. Son âge moyen atteint 31 ans, alors que sa durée de vie programmée est de 40 ans. Il va falloir, si tout va bien, dépenser en 20 ans selon la Cour des comptes une centaine de milliards d’euros pour rénover les réacteurs et les mettre au niveau de sûreté requis en espérant ainsi prolonger leur durée de vie de 10 ou 20 ans. Le coût estimé de ce « grand carénage » est ainsi plus élevé que ce que la France a dépensé pour construire ses 58 réacteurs (83,2 milliards d’euros) ! Et encore, cette estimation ne tient pas compte de la réalité du terrain : découvertes de défauts divers sur l’état réel des matériels, en particulier des générateurs de vapeur de 18 réacteurs, chute d’un générateur à Paluel, etc. La facture risque donc fort de s’alourdir sensiblement.

Autre perspective peu réjouissante, celle du démantèlement des réacteurs, qui se rapproche inéluctablement. On manque cruellement en France d’expérience sur le sujet. Aux États Unis, par contre, on a démantelé des centrales du même type que les nôtres (5) mais à un coût près de cinq fois supérieur au coût prévu par EDF et, en Allemagne, les estimations de coût de démantèlement d’une centrale du même type sont 2,4 fois plus élevées.

Un « Notre dame des Landes nucléaire »

Quant au stockage définitif des déchets à Bure, sur lequel s’appuie l’industrie nucléaire pour tenter de montrer qu’elle maîtrise l’ensemble du cycle nucléaire, il s’avère mal conçu et très contesté par les riverains du projet qui craignent avec raison les aléas et les accidents d’un chantier dangereux qui va durer une bonne centaine d’années. Sans compter le problème éthique de laisser derrière nous pour des dizaines de milliers d’années un site aussi dangereux. Les autorités, décidées à passer en force, prennent le risque de se heurter à un « Notre dame des Landes nucléaire » qui va mettre en lumière les incertitudes et les surcoûts du projet par rapport à l’estimation initiale, déjà très contestable (6).

Enfin les entreprises nucléaires sont à la peine : techniquement, Areva est en faillite et EDF se trouve confronté à un mur d’investissement de l’ordre de 120 milliards d’euros alors que sa valeur boursière a chuté de 85 % depuis 2007.

L’impasse de l’EPR

Pour l’avenir proche, la France parie sur son EPR, un très gros réacteur (1650 MW) de la même technologie à eau pressurisée que les réacteurs actuels, mais avec toute une série de dispositifs supplémentaires censés réduire d’un facteur dix les conséquences d’un accident majeur. Mais il se révèle bien complexe à construire. Areva a lancé un chantier d’EPR en Finlande à Olkiluoto en 2005 pour un démarrage en 2009. Sept ans plus tard le chantier est loin d’être terminé, Areva a dû provisionner 5 milliards d’euros de dépassements de coûts et n’espère pas un démarrage avant décembre 2019.

EDF à son tour s’est lancé dans l’aventure à Flamanvillle avec la construction d’un EPR en 2006 dont le coût initial était de 3,3 milliards et la date de démarrage prévue 2012. Aujourd’hui, le coût est estimé à 10,5 milliards et le chantier est loin d’être terminé, d’autant que la sûreté de la cuve elle même est mise en cause par l’Autorité de sûreté nucléaire qui donnera ses conclusions dans plusieurs mois. Si la cuve n’est pas simplement retoquée, reste la question du contrôle commande de la centrale dont la conception a fait l’objet de critiques importantes et qui n’a pas vu le jour jusqu’ici. Enfin deux réacteurs du même type sont construits en Chine, avec semble-t-il moins de problèmes pour l’instant.

Un réacteur inadapté

Les difficultés de chantier rencontrées, le dérapage des coûts, mais aussi l’inadaptation d’un réacteur de cette puissance aux besoins électriques de nombreux pays s’intéressant au nucléaire font douter de l’avenir de cette filière. L’évolution rapide des réseaux électriques vers une « blabla-électrification » (7) où, par exemple, le panneau photovoltaÏque du voisin recharge une batterie qui alimentera le soir même l’écran géant du village pour la coupe du monde de foot bouleverse en effet le paysage. On conçoit que l’introduction d’outils de production de la taille d’un EPR dans ce type de réseau totalement « ubérisé » est moins naturelle qu’elle ne l’était sur le réseau traditionnel. Sans compter les besoins de refroidissement de ce type de réacteur (8) qui risquent de devenir de plus en plus difficiles à satisfaire avec le réchauffement du climat et la chute attendue des débits d’étiage des rivières.

Les aléas de la « quatrième génération »

Ne vaut-il pas mieux, face à l’impasse de l’EPR, attendre de nouveaux réacteurs, plus sûrs, produisant moins de déchets et sans risque de prolifération ? Là encore la France défend un projet dit de quatrième génération dans la continuité des travaux engagés sur le surgénérateur Superphénix. Le CEA construit actuellement un prototype expérimental de 600 MW, baptisé Astrid. Mais le développement industriel de ce type de réacteurs, qui ne surviendrait pas avant 2040, se heurte à une série de problèmes techniques et sociétaux : sûreté du réacteur, en particulier en cas de séisme, coût du kWh a priori nettement plus élevé que le coût du nucléaire actuel et peut être surtout acceptabilité sociale d’une technologie à base de plutonium avec les risques de prolifération que cela comporte.

Très récemment, d’autres propositions sont réapparues comme celle de la filière thorium dans des réacteurs à sels fondus. Mais le développement d’une telle filière, dont les avantages en termes de sûreté et de déchets ne semblent pas décisifs, exigerait une bonne trentaine d’années d’efforts continus et importants, analogues à ceux consentis par le passé pour développer la filière à des réacteurs à uranium. On voit mal aujourd’hui quel pays ou groupe de pays (et avec quels industriels) prendrait le risque de développer cette technologie qui ne serait pas disponible pour 2050, dans un contexte d’éclatement de la production d’électricité sous forme d’une myriade de producteurs-consommateurs d’électricité d’origines très diverses.

La lubie de la fusion

Reste la fusion, éternelle promesse des physiciens dont la mise au point et le développement industriel à horizon d’une cinquantaine d’années est repoussé de dix ans ou plus tous les dix ans depuis les années 1960, malgré des financements massifs. En cas de réussite des objectifs du projet expérimental Iter (9) en 2040, ce qui est loin d’être gagné, il faudra construire et exploiter un réacteur de démonstration et étudier ses performances (rendement, durée de vie, problèmes d’exploitation, sûreté) avant d’espérer pouvoir commencer à développer vers 2080 ou 2090 une filière de réacteurs dont la taille (10) (plusieurs milliers de MW) sera très probablement un obstacle dans le paysage énergétique prévisible à la fin du siècle.

Tout bien réfléchi…

Bref, un avenir qui ne chante pas vraiment pour notre « jeune-ingénieur-plein-d’avenir » à moins qu’il ne décide de s’intéresser au démantèlement des centrales ou au problème des déchets nucléaires, deux domaines où l’emploi est assuré jusqu’à la fin du siècle. Mais traiter du passif d’une filière, même si c’est porteur de sécurité d’emploi et de promotion rapide ne le séduit guère…

Tout bien réfléchi et malgré le prestige que confère encore l’appartenance à la grande fratrie du nucléaire, notre « jeune-ingénieur-plein-d’avenir » tout frais émoulu d’une grande école décide finalement de consacrer ses talents et son goût pour les questions énergétiques au développement des énergies renouvelables, aux appareils électriques ultra-performants, au numérique et aux nouveaux réseaux électriques dits intelligents. Car tout cela est nettement plus intelligent pour construire l’avenir, se dit-il.

Benjamin Dessus
Ingénieur et économiste, fondateur de l’association Global Chance

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Notes

(1) L’uranium naturel contient moins de 1 % de l’isotope 235 (fissile, autrement dit qui permet la réaction en chaîne dégageant de l’énergie) et 99 % de l’isotope 238 (non fissile). Seul l’isotope 235 est actuellement employé dans nos réacteurs, le reste n’étant pas utilisable. Cependant, l’uranium 238, par capture d’un neutron apporté par du plutonium, se transforme en uranium 239 puis en plutonium 239, directement fissile. Il est ainsi théoriquement possible de multiplier par cette opération les quantités disponibles de matière fissile.

(2) Ne serait-ce que pour les laisser refroidir en piscine, ce qui demanderait 50 ou 60 ans.

(3) Directeur des études économiques puis directeur général et président d’EDF de 1958 à 1987.

(4) Mais dont la radioactivité était restée contenue dans le bâtiment.

(5) Voir sur Global-Chance.org « Le coût du démantèlement des centrales nucléaires », Bernard Laponche, mardi 4 octobre 2016.

(6) Actuellement le coût prévisionnel retenu par la ministre de l’environnement est de 25 milliards d’euros.

(7) Par analogie à blablacar.

(8) La chaleur à dissiper est de l’ordre de 3 000 MW.

(9) Un budget de l’ordre de 20 milliards pour un objectif modeste de fonctionnement de 400 à 500 secondes !

(10) En effet, la puissance du réacteur est proportionnelle au volume du réacteur et les pertes à sa surface. On a donc intérêt à augmenter la puissance autant que possible pour limiter les pertes.

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