Le nucléaire français de plus en plus sujet aux erreurs humaines

, par   Bernard Laponche

Une des principales causes des accidents nucléaires est le « facteur humain », c’est-à-dire les erreurs commises par les opérateurs des centrales. Or la tendance en France est à la multiplication de ces erreurs humaines, soulignent les rapports officiels de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) et de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), qui pointent la complexification des procédures mais aussi « la recherche de productivité »...


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LE NUCLÉAIRE FRANÇAIS
DE PLUS EN PLUS SUJET AUX ERREURS HUMAINES

Guillaume Blavette et Bernard Laponche, Reporterre.net, mercredi 6 mars 2013

Une des principales causes des accidents nucléaires est le « facteur humain », c’est-à-dire les erreurs commises par les opérateurs des centrales. Or les rapports officiels montrent une multiplication de ces erreurs humaines dans les centrales françaises.

On constate une tendance croissante chez les promoteurs du nucléaire et leurs émules à présenter les grands accidents nucléaires comme des catastrophes naturelles dans lesquelles la responsabilité humaine serait relativement limitée, voire inexistante : les fameux « Acts of God » [actes de Dieu] de la littérature anglo-saxonne.

En réalité, l’utilisation de l’énergie nucléaire, notamment pour la production d’électricité, est une technologie inventée et mise au point par des scientifiques et des ingénieurs, approuvée et décidée par des dirigeants industriels, économiques et politiques.

La responsabilité humaine des accidents nucléaires est entière, à différents niveaux et différents degrés et l’erreur humaine peut se manifester à tous les stades du développement et de la mise en œuvre de cette technique d’utilisation de l’énergie libérée par la fission et la réaction en chaîne pour produire de la chaleur, puis de l’électricité : choix d’utiliser cette technique, conception des réacteurs et choix des filières, construction et exploitation des centrales et des usines des combustibles nucléaires, gestion des déchets radioactifs, contrôle de la sûreté des installations, gestion des situations accidentelles...

Le « facteur humain » est omniprésent dans la chaîne qui peut aboutir à un accident grave et l’apparition d’un risque non maîtrisé trouve le plus souvent sa racine dans une étape très antérieure à l’occurrence de l’accident : chacune de ces étapes mérite d’être étudiée sous l’angle de la responsabilité.

Nous nous intéressons ici à l’importance du facteur humain dans la phase la plus visible, mais pas forcément la plus « responsable » qui est celle de l’exploitation des centrales nucléaires. La qualité de l’exploitation et de la maintenance comme de la gestion d’une situation accidentelle est d’autant plus importante sur les réacteurs en fonctionnement des centrales nucléaires françaises que, comme nous le dit l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) : « Dans le cas des centrales existantes, les accidents graves n’ont pas été considérés lors de leur conception ». (1)

La vulnérabilité intrinsèque des réacteurs à eau en cas de perte du refroidissement a été démontrée par l’accident de Three Mile Island en 1979, dont l’événement déclencheur a été une série de défaillances internes, et par celui de Fukushima en 2011, initié par un tremblement de terre suivi d’un tsunami.

La France n’a pas échappé aux erreurs humaines

Rappelons que les 58 réacteurs actuellement en fonctionnement dans les centrales nucléaires françaises appartiennent à cette filière et plus précisément à celle des réacteurs à eau sous pression, analogues au réacteur détruit par l’accident de Three Mile Island.

L’industrie nucléaire a toujours été confrontée à des erreurs humaines et la France n’est pas exempte de fausses manœuvres, d’erreurs de conception ou de défaillances imprévues de certains dispositifs qui ont abouti à des situations incidentelles ou accidentelles.

Le 17 octobre 1969, une mauvaise manipulation lors du chargement du cœur sur le réacteur n°1 (2) de la centrale de Saint-Laurent des Eaux entraîne la fusion de 50 kilos d’uranium. C’est l’un des plus graves accidents nucléaires jamais survenus en France (3). Pourtant, quarante-deux ans plus tard, l’événement reste quasi inconnu du grand public.

Comme si le sort s’acharnait sur la centrale de Saint-Laurent, onze ans plus tard, le 13 mars 1980, à 17 h 40, les alarmes se déclenchent. Une nouvelle fusion se produit, cette fois sur le réacteur n°2, du même type. Un morceau de tôle vient d’obstruer une partie du circuit de refroidissement. La température fait un bond, ce qui provoque la fusion de plus de 20 kilos d’uranium et entraîne l’arrêt d’urgence du réacteur. (4)

Le 16 août 1989, sur le réacteur Gravelines-1 (5), le montage d’un type de vis inadéquat sur les valves de relâchement de la pression du circuit primaire aurait rendu inefficace le système de protection contre la surpression. Les valves se seraient ouvertes et fermées avec un retard significatif par rapport aux conditions prévues à la conception. L’exploitant a contesté le classement au niveau 3 et a initié, en vain, une procédure pour le déclasser au niveau 2.

Le 29 janvier 1994, sur le réacteur Bugey-5, alors que le réacteur était à l’arrêt et que le niveau dans le circuit primaire avait été réduit pour permettre l’exécution de certaines opérations de maintenance, le flux d’eau au niveau des pompes primaires a connu huit heures de fluctuation sans intervention de l’opérateur. Les responsables du contrôle de la sûreté ont identifié un « dysfonctionnement significatif » : le manuel était erroné, les opérateurs n’avaient reçu aucun entraînement spécifique pour cette opération « particulièrement délicate », la situation avait été considérée à tort comme « normale et sûre », et la visite de l’ingénieur de sûreté dans la salle de contrôle n’avait entraîné aucune action corrective.

En 2006, à la centrale de Civaux, un opérateur a posé un livret sur un clavier de commande, entraînant un dépassement de la puissance thermique autorisée.
On dénombre chaque année un grand nombre d’incidents dus soit à une défaillance matérielle, soit à une erreur de manipulation.

Le plus inquiétant, aujourd’hui, est que les défaillances ont tendance à se multiplier.
Le 5 avril 2012, le réacteur n°2 de la centrale de Penly connaît un incident grave qui entraîne un arrêt de la tranche pendant quatre mois. Le 5 septembre 2012 à 15h00, lors d’une manutention d’eau oxygénée dans la partie nucléaire du réacteur n°2 de Fessenheim, un déversement du produit a provoqué un dégagement de fumée conduisant à l’intervention des secours EDF et des pompiers. Le personnel a évacué le bâtiment concerné par l’évènement.

Le 9 novembre 2012, alors que le réacteur n° 2 de la centrale du Blayais était en production à pleine puissance, l’exploitant a constaté qu’un groupe de grappes de commande du réacteur était trop inséré (6). Le 16 novembre 2012, le réacteur n° 3 de Paluel s’est arrêté automatiquement après l’atteinte du seuil de très bas niveau d’eau secondaire dans le générateur de vapeur (GV) n° 1, consécutif à la perte partielle du circuit d’alimentation en eau alimentaire (ARE).

Le 18 décembre 2012, alors que le réacteur n° 2 de Chinon était en cours de déchargement du combustible, l’exploitant a détecté qu’une vanne d’isolement de l’enceinte de confinement, normalement fermée durant les opérations de manutention de combustible, était ouverte. Ces incidents ou accidents, souvent sous-évalués, parfois évités de justesse, conduisent à s’interroger sur la possibilité de garantir durablement la sûreté nécessaire des installations.

En cause : la recherche de la productivité

Le rapport 2009 de l’IRSN sur la sûreté du parc électronucléaire français établit que le facteur humain est de loin le premier responsable des incidents recensés dans les centrales nucléaires françaises, en constante augmentation (7). « L’année 2009 a montré à nouveau, malgré les efforts de prévention réalisés, une très forte prépondérance du ’facteur humain’ (85%) à l’origine des incidents significatifs, la plupart sans conséquences notables », constate Jacques Repussard, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Pour expliquer ces erreurs humaines croissantes, l’IRSN cite notamment la complexification des procédures mais aussi « la recherche de productivité » qui « conduit à de fortes tensions sur les activités pendant les arrêts de réacteurs ». Les statistiques réalisées sont éloquentes : les événements significatifs pour la sûreté (ESS) pendant les arrêts représentent à eux seuls 45% du total recensé en 2009, alors qu’un réacteur est en arrêt pour rechargement en moyenne environ 10% de l’année.

Une tendance similaire pour les opérations de maintenance, qui ont représenté en 2009 près de 30% des ESS survenus sur le parc nucléaire français et qui sont « essentiellement d’origine humaine ou organisationnelle », souligne l’IRSN. Au total, 95 des EES ont été classés au niveau 1 de l’échelle internationale INES (7 niveaux au total), contre 72 en 2008 et 55 en 2007.

Le rapport 2011 de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) sur l’état de la sûreté nucléaire montre que des progrès de la part de l’exploitant peuvent encore être réalisés. Les postes de consultant “facteurs humains” ne sont pas pourvus dans toutes les centrales. Les moyens dont ils disposent dans les autres sont insuffisants. Même si des efforts importants ont été développés par EDF, l’ASN considère qu’ils doivent être poursuivis. Et le constat est une fois encore très inquiétant :

« L’ASN relève encore en 2011, sur plusieurs CNPE [centrales nucléaires de production d’électricité], de nombreuses insuffisances qui concernent des documents opérationnels et les interfaces hommes-machines. L’ASN a, ainsi, pu constater des matériels mal adaptés aux tâches à effectuer, des locaux exigus, des documents inappropriés, incomplets ou peu accessibles, des défauts de repérage, des indications difficiles à lire, qui ont pu conduire à des événements significatifs. » (8)

Et le réquisitoire se poursuit en mettant en cause des défauts liés à l’ergonomie des postes de travail, les conditions de travail des intervenants, etc.

Le rapport 2010 de l’IRSN sur la sûreté du parc électronucléaire français, même s’il essaie d’esquiver le problème des facteurs organisationnels et humains, prouve que la situation se dégrade nettement dans les centrales (9).

« Malgré les différents plans déployés par EDF à l’échelle du parc pour améliorer la maîtrise des opérations relatives à la maintenance et aux modifications matérielles, le nombre d’événements significatifs liés à ces activités est élevé depuis trois ans (environ 180 ESS (10) par an). Près de la moitié de ces ESS impliquent directement les agents EDF ». (11)

L’IRSN constate qu’une part importante des ESS survenus en 2010 est la conséquence de défauts de préparation des interventions. L’institut confirme ainsi les critiques de l’ASN sur le « Plan performance humaine » mis en œuvre par EDF depuis 2007 : « Nous pointons une augmentation du nombre d’incidents lié à des activités de maintenance, mais nous ne l’attribuons pas aux sous-traitants », précise Pascal Quentin, l’adjoint au directeur de la sûreté des réacteurs à l’IRSN (12). « Nous considérons qu’en 2009, EDF a eu des problèmes liés à la maintenance. Nous le traduisons comme un manque d’anticipation », affirme Guillaume Wack, le responsable de la direction des centrales nucléaires à l’ASN.

La situation se dégrade

Les conséquences d’une telle dérive sont évidentes. L’IRSN a recensé 399 non-conformités aux spécifications techniques d’exploitation (NC-STE) pour l’année 2010. Le nombre d’événements de ce type est en forte hausse depuis plusieurs années (354 en 2008, 365 en 2009). L’augmentation continue du nombre de NC-STE depuis 2004 est proportionnellement plus importante que celle des ESS (63% en 2010 contre 39% en 2004).

Le détail de ces manquements aux règles les plus élémentaires de sûreté établis par l’IRSN est édifiant : défaut des dispositifs de confinement, indisponibilité des systèmes de ventilation, défaillance des instruments de régulation de la puissance neutronique, etc. Et dans bien des cas ces ESS se produisent parce que les STE sont tout simplement ignorées (77 en 2010 contre 58 en 2009).

Comment s’étonner dès lors de l’épisode risible (mais inquiétant) qui a eu lieu le 30 novembre 2011 à la centrale de Paluel (13) : « Documentation foisonnante et parfois erronée, clef du tableau électrique indisponible car en commande : une visite inopinée de parlementaires dans deux centrales nucléaires pour des exercices d’urgence n’a rien dévoilé d’alarmant mais donné lieu à des ‘situations parfois burlesques’ ».

Guillaume Blavette et Bernard Laponche

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Notes

(1) Introduction de : « R & D relative aux accidents graves dans les réacteurs à eau pressurisée : bilan et perspectives » [3.8 Mo, 226 pages, fichier pdf], IRSN et CEA, La Documentation française, Paris, Janvier 2007.

(2) Réacteur de la filière à uranium naturel, graphite, gaz (UNGG).

(3) Petit bréviaire des Accidents nucléaires de Saint Laurent des eaux, AgoraVox.fr, 25 août 2012.

(4) Le jour où la France a frôlé le pire, Jean-Michel Décugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens, LePoint.fr, 22 mars 2011.

(5) Cet exemple et les suivants portent sur les réacteurs actuellement en fonctionnement, tous de la filière REP (réacteurs à eau sous pression).

(6) Blayais : Détection tardive d’une erreur de positionnement des grappes de commande du réacteur, Réseau Sortir du Nucléaire, 9 novembre 2012.
[voir également : Détection tardive d’une erreur de positionnement des grappes de commande du réacteur, ASN, 29 novembre 202]

(7) L’IRSN publie son rapport annuel sur la sûreté du parc électronucléaire français en 2009, IRSN, communiqué du 4 janvier 2011.

(8) La sûreté nucléaire et la radioprotection en France en 2011, ASN, chapitre 12 : Les centrales électronucléaires, p 367.

(9) Le point de vue de l’IRSN sur la sûreté et la radioprotection du parc électronucléaire français en 2010 [2.8 Mo, 98 pages, fichier pdf], IRSN, février 2012.

(10) ESS : Événements Significatifs pour la Sûreté.

(11) ibidem, p 11.

(12) Pourquoi EdF doit revoir sa maintenance, Ludovic Dupin, UsineNouvelle.com, 8 avril 2010.

(13) La centrale nucléaire de Paluel contrôlée par surprise en pleine nuit, Paris-Normandie.fr, 1er décembre 2011.

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