La consommation des marges de sécurité des installations vieillissantes – le cas de Beznau

, par   Yves Marignac

Avec deux réacteurs vieux de 44 et 46 ans, la centrale nucléaire de Beznau, en Suisse, est aujourd’hui la plus ancienne en fonctionnement dans le monde et présente des signes de faiblesses très inquiétants. Son exploitant, Axpo, n’en prévoit pas moins d’en prolonger la durée de vie jusqu’à 60 ans, arguant de la possibilité de maintenir voire même d’augmenter au fil du temps la sécurité (*) des réacteurs. Mais, comme le montre un rapport réalisé par WISE-Paris pour la Fondation suisse de l’énergie et publié en janvier 2016, la réalité est toute autre : de nombreux facteurs, connus et partiellement traités mais insuffisamment pris en compte dans le raisonnement tenu par Axpo, viennent dégrader la sécurité des réacteurs vieillissants, dont ceux de la centrale de Beznau. Conjugués, ces différents facteurs se traduisent par une érosion progressive des marges de sécurité, alors même que celles-ci, qui couvrent à la fois les incertitudes qui demeurent sur le comportement des matériaux et des équipements et sur les différentes situations d’accident qu’il faut envisager, mais aussi les incertitudes relatives à l’état réel des composants et des systèmes, ainsi qu’à leur degré de conformité à une qualité postulée dans la démonstration de sécurité, sont une composante très importante de cette dernière. Cette érosion des marges de sécurité rend donc hautement préoccupante, cinq ans à peine après la catastrophe de Fukushima, la prolongation prévue par Axpo, surtout après l’échec récent du référendum suisse sur « L’initiative de retrait nucléaire », défendue par les Verts et soutenue par les partis de gauche, qui proposait de limiter à quarante-cinq ans la durée de vie des réacteurs suisses, ce qui aurait entraîné la fermeture, dès l’an prochain, de trois des cinq réacteurs de ce pays, dont les deux de la centrale de Beznau...

(*) selon l’usage en vigueur en Suisse, où le terme « sécurité nucléaire » désigne la prévention et la limitation des conséquences de situations d’origine accidentelle, contrairement à la France, où ces objectifs sont désignés par le terme « sûreté nucléaire ».


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Yves Marignac et Manon Besnard :
La consommation des marges de sécurité des installations vieillissantes – Le cas de Beznau
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LA CONSOMMATION DES MARGES DE SÉCURITÉ DES INSTALLATIONS VIEILLISSANTES – LE CAS DE BEZNAU

Yves Marignac et Manon Besnard, Wise-Paris, Rapport commandé par la Fondation Suisse de l’Énergie, jeudi 21 janvier 2016 – 41 pages

Ci-dessous : TéléchargementSynthèseSommaireIntroductionConclusionsFigures (*)

(*) Avec en particulier les 7 figures de la première partie du rapport de WISE-Paris, intitulée « Marges de sécurité des centrales nucléaires – Principes et évolution » :
Figure 1 – Marges de sécurité d’une installation nucléaire
Figure 2 – Les cinq niveaux de la défense en profondeur d’une centrale nucléaire
Figure 3 – Réduction des marges de sécurité d’une installation nucléaire
Figure 4 – Réduction des marges : augmentation de la probabilité et de la gravité des évènements
Figure 5 – Réduction des marges : évolution des exigences et de l’état réel de l’installation
Figure 6 – Évolution des marges de sécurité au cours de l’exploitation : schéma intégrateur
Figure 7 – Modèle de l’IFSN du processus de mise hors-service


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La consommation des marges de sécurité des installations vieillissantes – Le cas de Beznau [4.5 Mo, fichier pdf, 41 pages]
Yves Marignac et Manon Besnard, Wise-Paris, Rapport commandé par la Fondation Suisse de l’Énergie, jeudi 21 janvier 2016
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1. Introduction
2. Marges de sécurité des centrales nucléaires : principe et évolution
2.1. Importance des marges de sécurité
2.2. Érosion des marges au cours de l’exploitation
2.3. Renforcements de sécurité et impact sur les marges
2.4. Cadre normatif
3. Le cas de Beznau : une illustration concrète de la réduction des marges
3.1. La centrale de Beznau
3.2. Vieillissement des cuves
3.3. Vieillissement des enceintes
3.4. Autres équipements
3.5. Conséquences pour la sécurité et l’exploitation des installations
4. Conclusions
Annexe 1 – Périmètres de la sécurité et de la sûreté nucléaires
Annexe 2 – Pistes pour des critères d’arrêt

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SYNTHÈSE

L’exploitant de la centrale de Beznau, qui est aujourd’hui la plus ancienne en fonctionnement dans le monde, poursuit malgré cela une stratégie de prolongation de son exploitation. Axpo investit ainsi actuellement 700 millions de francs suisses dans les deux réacteurs de cette centrale, vieux de 46 ans et de 44 ans, avec l’objectif de les exploiter jusqu’à 60 ans.

L’illusion d’une sécurité croissante avec le temps

Une telle stratégie soulève évidemment des questions importantes sur la sécurité (1) des réacteurs, initialement conçus pour fonctionner 40 ans. Les projets de prolongation reposent néanmoins sur l’idée qu’à travers le durcissement des exigences de sécurité et les renforcement des dispositifs de sécurité des réacteurs qui en découlent, la sécurité des réacteurs peut être maintenue et même augmentée au fil du temps.

En réalité, différents facteurs, connus et partiellement traités mais insuffisamment pris en compte dans ce raisonnement, viennent dégrader la sécurité des réacteurs vieillissants. Et la centrale de Beznau ne fait pas exception à cette règle.

La vision selon laquelle la sécurité d’un réacteur augmente avec le temps sous-estime en effet foncièrement un aspect pourtant essentiel pour l’évaluation de la sécurité, qui concerne la perte progressive des marges. Celles-ci sont une composante très importante de la démonstration de la sécurité des réacteurs : elles couvrent en effet à la fois les incertitudes qui demeurent sur le comportement des matériaux et des équipements et sur les différentes situations d’accident qu’il faut envisager, et les incertitudes relatives à l’état réel des composants et des systèmes, et à leur degré de conformité à une qualité postulée dans la démonstration de sécurité.

L’érosion inévitable des marges

De multiples facteurs concourent ainsi, avec le temps, à l’érosion des marges. On peut citer en particulier, parmi les principaux phénomènes en jeu :

la perte progressive des marges initialement introduites à la conception et à la fabrication, notamment lorsqu’on dépasse les durées de vieillissement initialement prévues. Une partie de ces marges, par exemple la fatigue cumulée par des composants non remplaçables tels que la cuve ou l’enceinte de confinement, n’est pas reconstituable. Une autre, qui concerne l’usure de composants diffus (câbles, tuyaux, supports…), théoriquement remplaçables mais en pratique impossibles à tous remplacer, ne peut l’être que partiellement ;

la perte des marges relative à l’incertitude croissante sur l’écart entre l’état supposé conforme et l’état réel de l’installation. Du fait du vieillissement de l’installation, et malgré les programmes de vérification de la conformité, le risque d’écarts non détectés sur l’état des différents équipements par rapport à leur état supposé augmente. En conséquence, le risque de défaillances non postulées, potentiellement aggravantes dans des situations accidentelles, augmente lui aussi ;

les situations où le relèvement des exigences de sécurité n’est pas suivi d’un renforcement équivalent des dispositifs de sécurité, par impossibilité technique ou limitation économique. Les mêmes équipements sont alors réputés, au nom de la marge dont ils disposaient initialement, répondre à des exigences plus élevées, une partie de la marge initiale se trouvant ainsi consommée ;

le cas, plus grave encore de conséquences, où les limites de la conception initiale ne permettent pas de relever les exigences de sécurité pour s’adapter à une évolution des situations réalistes à prendre en compte ;

et la perte de marges relatives à l’évolution de l’environnement de l’installation, au niveau des conséquences potentielles d’une même situation accidentelle lorsque par exemple la population augmente aux environs.

Les limites des stratégies de renforcement

Face à ces différents phénomènes, l’autorité en charge de la sécurité peut imposer un certain nombre d’actions, passant par des compléments d’étude, une intensification du suivi de la conformité, et des renforcements matériels de différents équipements. Elle peut s’appuyer pour cela, comme l’IFSN, sur des principes guides relatifs à la mise en œuvre de renforcements et sur des critères d’arrêt.

Si les renforcements permettent incontestablement de retrouver des marges, ils ne sont en aucun cas de nature à reconstituer ou à compenser l’ensemble des pertes. Là où les premiers font systématiquement l’objet d’une évaluation, les secondes ne sont pas toujours quantifiées, et jamais regardées dans leur globalité. De plus, les critères d’arrêt n’en tiennent pas ou insuffisamment compte.

La perte de marges à Beznau

Bien qu’il soit hors de portée d’une étude comme celle-ci d’en faire l’analyse exhaustive et détaillée, la perte de marges de sécurité de la centrale de Beznau peut être illustrée sur de nombreux plans.

Tout d’abord, les cuves des deux réacteurs de Beznau ont connu une fatigue prévisible, notamment par leur irradiation cumulée, qui a fait évoluer avec le temps la température à laquelle leur acier devient fragile, augmentant leur risque de rupture sous certaines conditions. Elles ne présentent désormais plus qu’une faible marge par rapport au critère d’arrêt défini sur ce point, surtout si l’on tient compte de l’incertitude qui entoure l’estimation de ces valeurs. De plus, à la consommation progressive de cette marge s’ajoute un facteur aggravant non prévu avec la détection de défauts, en nombre considérable sur le réacteur n° 1 et apparemment moindre sur le réacteur n° 2.

Deuxième barrière essentielle pour la sécurité et non remplaçable, les enceintes de confinement en acier et en béton des deux réacteurs ont été ouvertes à l’occasion de changements de générateurs de vapeur et de couvercles des cuves. Si le niveau d’étanchéité requis par la réglementation a pu être rétabli, il n’en va certainement pas de même avec la tenue mécanique de ces ouvrages aux conditions les plus extrêmes imaginables en cas d’accident. Là encore, ce constat est aggravé par la détection d’un phénomène de corrosion sur une partie de la paroi en acier dans chacune des deux enceintes.

Ces points saillants ne sont que la partie la plus visible de phénomènes qui affectent sans doute à Beznau, comme dans toutes les centrales, de nombreux composants, y compris les plus diffus. Sur chaque point pris séparément, une évaluation peut conduire lorsqu’elle est menée à considérer qu’une marge de sécurité résiduelle est maintenue. Toutefois, aucune évaluation de l’impact global de cette évolution et de son caractère cumulatif n’est réalisée.

Par ailleurs, la centrale de Beznau montre des limites croissantes par rapport aux préoccupations de sécurité actuelles. Par exemple, sa résistance à la chute d’avion, par le dimensionnement de son enceinte et le choix de conception de ne pas protéger la piscine d’entreposage du combustible, est très limitée par rapport aux installations plus récentes. D’autres renforcements envisageables, tels qu’une meilleure protection du radier contre le risque de traversée par le corium en cas de fusion du cœur, ne semblent pas envisagés.

On peut enfin relever que la centrale de Beznau, construite dès l’origine dans une région densément peuplée, a vu la population potentiellement concernée par un accident s’accroître de près de 30 % pour atteindre aujourd’hui plus de 1,2 millions de personnes en Suisse dans un rayon de 30 km.

Un risque de plus en plus sous-évalué

Loin de se rapprocher des exigences fortes de sécurité nucléaire que l’on peut attendre à la lumière du retour d’expérience de Fukushima, la centrale de Beznau illustre sur de nombreux points le phénomène de dégradation cachée de ses marges de sécurité. Les dépenses importantes prévues pour son renforcement ne reconstitueront pas les marges perdues au niveau de l’état de ses composants non remplaçables (cuve, enceinte…), de l’usure de ses équipements diffus, ou des limites de sa conception vis-à-vis d’exigences modernes de sécurité. Au vu de ces constats, la poursuite de son fonctionnement dans des conditions de vieillissement sur lesquelles on ne dispose d’aucun retour d’expérience constitue un risque croissant, qui semble à la fois sous-évalué par l’autorité et mal appréhendé par la réglementation actuelle.

Yves Marignac et Manon Besnard, WISE-Paris, 21 janvier 2016

(1) WISE-Paris adopte dans l’ensemble de cette étude l’usage en vigueur en Suisse, selon lequel la « sécurité nucléaire » désigne la prévention et la limitation des conséquences de situations d’origine accidentelle.

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SOMMAIRE

1. Introduction [en plein texte plus bas sur cette page]

2. Marges de sécurité des centrales nucléaires : principe et évolution
2.1. Importance des marges de sécurité
2.2. Érosion des marges au cours de l’exploitation
a. Principe général
b. Réduction des marges de sécurité liée au dépassement de la durée de vie prévue
c. Réduction des marges de sécurité liée à la perte de conformité

2.3. Renforcements de sécurité et impact sur les marges
a. Évolution des risques
b. Évolution des exigences
d. Renforcements de sécurité

2.4. Cadre normatif
a. Contexte général
b. Cadre applicable en Suisse
c. Perte des marges

3. Le cas de Beznau : une illustration concrète de la réduction des marges
3.1. La centrale de Beznau
a. Géographie
b. Technologie

3.2. Vieillissement des cuves
3.3. Vieillissement des enceintes
a. Ouverture des enceintes
b. Corrosion
c. Risque de chute d’avion

3.4. Autres équipements
a. Radiers
b. Recombineurs
c. Équipements diffus

3.5. Conséquences pour la sécurité et l’exploitation des installations
a. Inéluctable consommation des marges de sécurité
b. Solutions de compensation et limites d’efficacité
c. Conséquences en termes de coût et de rentabilité
d. Implications pour la politique énergétique

4. Conclusions [en plein texte plus bas sur cette page]

Annexe 1 – Périmètres de la sécurité et de la sûreté nucléaires
Annexe 2 – Pistes pour des critères d’arrêt

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INTRODUCTION

La question de la poursuite de l’exploitation de réacteurs nucléaires vieillissants se pose partout dans le monde. Du point de vue des exploitants, l’intérêt économique peut être conséquent : dès lors que les coûts nécessaires à cette prolongation restent inférieurs à l’investissement dans de nouveaux réacteurs ou dans d’autres moyens de production, ils cherchent à exploiter le plus longtemps possible des outils de production dont l’investissement initial est depuis longtemps amorti.

Cette stratégie, qui conduit à faire fonctionner les réacteurs au-delà de la durée même qui a été prévue lors de leur conception, soulève de nombreuses préoccupations quant au risque associé. Entre maintenance, renforcement et vieillissement, la capacité à apprécier l’évolution réelle du niveau de sécurité nucléaire (2) de ces réacteurs constitue un défi grandissant pour les autorités en même temps qu’un enjeu majeur. Cette question se pose de manière cruciale en Suisse aujourd’hui autour de la centrale de Beznau, qui est la plus ancienne en fonctionnement dans le monde.

Au lendemain de l’accident de Fukushima-Daiichi – dès le 14 mars 2011 –, la Suisse a décidé de suspendre les procédures en cours concernant les nouveaux projets de construction de centrales nucléaires (3). Le 25 mai de la même année, le Conseil fédéral a formulé le vœu d’arrêter progressivement le recours à l’énergie nucléaire à mesure que les cinq réacteurs existants arriveront à la fin de leur durée d’exploitation. La durée d’exploitation alors évoquée est de 50 ans, conduisant selon les projections du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) à l’arrêt de Beznau I en 2019, Beznau II et Mühleberg en 2022, Gösgen en 2029 et Leibstadt en 2034 (4). En janvier 2013, le « Parti écologiste suisse (Les Verts) » a introduit une initiative populaire visant à arrêter les réacteurs nucléaires après 45 ans d’exploitation. Le 9 mars 2015, l’échéance de traitement de cette initiative populaire a été reportée au 16 mars 2016 (5).

Si la décision de ne pas renouveler les centrales nucléaires après la mise à l’arrêt des réacteurs existants n’a pas été remise en question jusqu’à présent, le débat est encore en cours concernant la durée d’exploitation de ces réacteurs, les exploitants souhaitant une autorisation d’exploitation indéfinie (ils prévoient de faire fonctionner leurs installations jusqu’à 60 ans au moins). Pour apporter sa contribution à ce débat, la Fondation Suisse de l’Énergie a commandé une étude visant à expliciter l’évolution des marges de sécurité des réacteurs au cours de leur vieillissement.

Une prolongation de la durée d’exploitation jusqu’à 60 ans, c’est-à-dire au-delà des 40 ans pour lesquels les réacteurs ont été conçus, nécessiterait des investissements importants de remise à niveau de la sécurité. C’est dans cette optique qu’Axpo investit actuellement 700 millions de francs suisses pour les deux réacteurs de Beznau, vieux de 46 et 44 ans respectivement. Ces projets de prolongations d’exploitation et les investissements associés s’appuient sur l’idée que le renforcement des exigences de sécurité accompagné du renforcement des dispositifs de sécurité des réacteurs permettent un maintien, voire une augmentation du niveau de sécurité au fil du temps. Les réacteurs seraient alors de plus en plus sûrs, justifiant les autorisations de prolongation d’exploitation.

Une telle vision ne prend pas en compte différents facteurs de réduction de la sécurité, liée à la fois à l’usure par vieillissement des équipements, à l’écart croissant entre l’état réel de l’installation et son état théorique, et à la « consommation » des marges dans la démonstration de sécurité. En tenant compte de ces facteurs, l’augmentation du niveau global de sécurité, et même son maintien, grâce aux améliorations apportées par les renforcements des dispositifs de sécurité, est alors moins évidente et sa démonstration n’est alors nullement acquise.

La présente étude propose de mettre en évidence les mécanismes de réduction des marges de sécurité à l’œuvre dans l’exploitation des réacteurs nucléaire, en exposant leur principe général et en les illustrant, chaque fois que cela sera possible, par des exemples concrets relatifs au cas de la centrale de Beznau. Au-delà du cas particulier d’une des plus vieille centrale du monde, cette étude vise à alimenter la réflexion sur l’impact du vieillissement des réacteurs de façon plus générale – tous les réacteurs suisses ont été mis en service il y a plus de trente ans – sur la sécurité et l’exploitation des installations.

Yves Marignac et Manon Besnard, WISE-Paris, 21 janvier 2016

Notes

(2) WISE-Paris adopte dans l’ensemble de cette étude la terminologie en vigueur en Suisse, comprise dans le sens suivant : la « sécurité nucléaire » désigne généralement la mise en œuvre de dispositions visant à prévenir et limiter les conséquences de situations d’origine accidentelle (par distinction avec la « sûreté nucléaire », qui vise les situations liées à des actes de malveillance). Cette clarification est nécessaire dans la mesure où les deux termes sont habituellement utilisés par WISE-Paris conformément à leur usage en France, qui est pratiquement inversé. L’objet couvert respectivement par chacun des termes dans la réglementation de chaque pays est rappelé en annexe 1.

(3) DETEC, Doris Leuthard : « La sécurité a la priorité absolue », Communiqué de presse, 14 mars 2011.

(4) DETEC, Dans sa nouvelle stratégie, le Conseil fédéral se décide pour l’abandon progressif du nucléaire, Communiqué de presse, 25 mai 2011.

(5) Conseil des États, Stratégie énergétique 2050, premier volet. Pour la sortie programmée de l’énergie nucléaire (Initiative Sortir du nucléaire). Initiative populaire, Session de printemps 2015, Procès verbal de la séance du 9 mars 2015.

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CONCLUSIONS

La centrale nucléaire de Beznau, dont le réacteur 1 peut être considéré comme le plus ancien réacteur en fonctionnement dans le monde et le réacteur 2 comme l’un des vingt plus anciens, fournit une illustration concrète de la manière dont la sécurité des réacteurs nucléaires peut se dégrader au fil du temps alors même qu’elle est réputée conforme aux exigences de sécurité. La principale raison de cet écart est la perte de marges de sécurité au fil des 46 et 44 années d’exploitation des réacteurs, et l’insuffisante prise en compte de la consommation de ces marges au fil du temps.

Les marges de sécurité représentent l’écart qui est visé en permanence entre les exigences de sécurité et l’état supposé de la sécurité de l’installation, qui doit être supérieur à ces exigences : en effet, cet état supposé représente l’état réel avec une certaine marge d’incertitude, et il est indispensable de s’assurer que l’état réel, malgré cette incertitude, reste bien au-delà du niveau de sécurité exigé. Différentes phénomènes influencent positivement ou négativement cet écart au gré de l’exploitation d’une installation nucléaire : le relèvement des exigences, les renforcements des dispositifs de sécurité, mais aussi le vieillissement des matériaux, l’obsolescence de certaines technologies, les économies réalisées au niveau de la maintenance, etc.

D’une manière générale, l’effet cumulé de ces phénomènes tend à réduire l’écart existant entre les exigences de sécurité et l’état théorique (c’est-à-dire réputé conforme aux spécifications) de l’installation, en même temps qu’à augmenter l’écart entre l’état théorique et l’état réel de l’installation. Au final, les marges de sécurité sont progressivement perdues, et peuvent à terme l’être au point que l’état réel de sécurité de l’installation passe, sans que cela soit reconnu comme tel, sous le niveau des exigences de sécurité.

Or, les exploitants nucléaires et les autorités en charge de la sécurité tendent à sous-estimer, voire à ignorer, dans leur évaluation globale de la sécurité, l’importance de ce phénomène. Ainsi l’IFSN s’appuie, dans son modèle de décision sur l’arrêt des installations pour des raisons de sécurité, sur une vision de l’évolution de la sécurité qui assimile l’état de l’installation à son état réputé conforme. Il en découle que son modèle repose sur l’hypothèse d’une possibilité théorique, en fonction de l’évolution technique, de faire indéfiniment progresser la sécurité d’une installation. En regard de ce modèle, les critères d’arrêt en vigueur se montrent insuffisants.

La réalité est toute autre. En premier lieu, la démarche méthodologique généralement retenue dans la démonstration de la sécurité des installations conduit à ce que la perte de marges de sécurité, même si elle est ponctuellement identifiée et évaluée pour s’assurer du respect des exigences au niveau d’un dispositif ou d’un composant particulier, ne permet pas de conserver dans la vision globale de l’installation une évaluation agrégée de ces marges et de leur évolution. De nombreuses situations concrètes, telles que le relèvement d’exigences sans renforcement correspondant, la mise en place de réparations ne restaurant pas intégralement les performances initiales, le vieillissement connu mais inévitable de composants irremplaçables tels que la cuve ou l’enceinte, ou encore le vieillissement des équipements diffus, donnent lieu à une telle perte de marges qui n’est pas, ou insuffisamment, caractérisée comme une évolution générale de la sécurité des réacteurs.

La centrale de Beznau fournit, au travers de son histoire, une illustration concrète de la plupart de ces phénomènes. Ainsi, le vieillissement des cuves des réacteurs conduit à s’approcher de manière critique, compte tenu des incertitudes des modèles, du seuil retenu pour la garantie, cruciale, de tenue mécanique de ces cuves à la rupture, alors même que la découverte récente de défauts dans ces cuves constitue un facteur aggravant. De même, le vieillissement des enceintes de confinement, manifesté notamment par des problèmes de corrosion, se combinant à la fragilisation induite par les ouvertures pratiquées dans ces enceintes pour les remplacements de générateurs de vapeur et de couvercles de cuve, conduit à s’interroger sur l’évolution de leur tenue mécanique aux événements les plus extrêmes, qu’il s’agisse d’une chute d’avion ou d’une explosion interne d’hydrogène en cas de fusion du cœur.

Les réacteurs de Beznau connaissent par ailleurs une dégradation inévitable de l’ensemble des composants diffus, et notamment de l’ensemble des systèmes électriques, des câblages, ou encore des tuyauteries. Les programmes de vérification de la conformité de ces équipements et de maintenance ne permettent pas de maintenir réalistement l’ensemble de ces composants au niveau de performance et de fiabilité correspondant à leurs spécifications, augmentant le risque que certains d’entre eux ne se comportent pas comme supposé dans la démonstration de sécurité, et réduisant donc d’autant les marges de sécurité.

Le relèvement des exigences, et surtout l’introduction de différents renforcements de la sécurité visent, parallèlement à ces phénomènes, à réintroduire des marges et à améliorer le niveau de sécurité. Les réacteurs de Beznau ont par exemple fait l’objet d’améliorations importantes de leur système de conduite et d’alimentation électrique. Des équipements très importants pour la sûreté, comme les couvercles de cuve ou les générateurs de vapeur, ont été remplacés. Enfin, des nouveaux dispositifs de sécurité, tels que les recombineurs d’hydrogène visant à éviter une explosion d’hydrogène en cas de fusion du cœur, ont été introduits.

Il est toutefois important de reconnaître que ces améliorations de la sécurité, même si elles sont bien réelles, ne sont pas de nature à compenser les multiples dégradations résultant de la perte des marges illustrées par les phénomènes précédents.

Ce phénomène est renforcé par l’évolution des risques, qu’il s’agisse de l’évaluation des menaces pesant sur la centrale ou de la prise en compte du retour d’expérience des accidents nucléaires. Cette évolution conduit en effet à une réévaluation possible des besoins de sécurité qui peut être plus ou moins reflétée dans le relèvement des exigences de sûreté et dans les renforcements, conduisant lorsque ceux-ci ne sont pas suffisants à perdre là encore de la marge vis-à-vis des risques.

Dans le cas de Beznau, l’évolution de la prise en compte de la résistance à une chute d’avion offre un bon exemple. Ce problème n’a pas été intégré à l’époque de sa conception au dimensionnement des réacteurs de la centrale. Des études menées a posteriori ont conclu, sans conduire à aucun renforcement, que les réacteurs résisteraient à la chute de certains avions commerciaux. L’évolution de la taille des avions, du nombre de vols et du risque d’utilisation terroriste de ce moyen d’attaque n’ont conduit depuis à aucune prescription de renforcement, ceux-ci étant jugés économiquement disproportionnés.

De même, le retour d’expérience de Fukushima ne semble avoir jusqu’ici suscité aucune demande de renforcement de la robustesse des réacteurs de Beznau aux situations extrêmes, qui pourrait par exemple concerner la mise en place d’un dispositif de ralentissement ou de récupération du corium en cas de fusion du cœur, ou encore de dispositifs d’alimentation électrique et d’alimentation en eau plus résistants à des agressions externes extrêmes.

Enfin, des marges de sécurité ont également été perdues du point de vue des conséquences éventuelles d’un accident survenant à Beznau, au sens où la population, déjà nombreuse dans la région à l’époque de la mise en service, a depuis augmenté d’environ 30 %.

Les différents phénomènes de réduction des marges de sécurité ainsi observés à Beznau interrogent fortement la capacité de ses réacteurs à poursuivre leur fonctionnement dans un état réellement supérieur à des exigences modernes de sécurité nucléaire. De nombreux constats témoignent au contraire d’une dégradation de ce niveau réel de sécurité, dont la poursuite semble sur de nombreux points inéluctable.

Il apparaît dans ces conditions urgent que l’IFSN intègre explicitement dans son modèle d’évaluation de la sécurité des réacteurs et de décision d’arrêt, au delà des critères physiques en vigueur, la caractérisation et l’évaluation de la perte des marges de sécurité. Il convient en particulier d’évaluer l’évolution de l’écart entre l’état théoriquement conforme et l’état réel de l’installation.

À cette fin, l’IFSN pourrait par exemple établir un tableau de bord permettant de lister et de quantifier les principales évolutions des marges de sécurité des réacteurs depuis leur mise en service. En complément, l’IFSN devrait clarifier quelle est sa méthode pour définir ce qu’il considère comme l’état de l’art des dispositifs de sécurité nucléaire auquel doivent se conformer les installations, en regard notamment des renforcements introduits dans d’autres réacteurs, notamment depuis la catastrophe de Fukushima.

Yves Marignac et Manon Besnard, WISE-Paris, 21 janvier 2016

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Érosion des marges de sécurité des installations nucléaires / Cas de la centrale de Breznau
FIGURES DU RAPPORT DE WISE-PARIS POUR LA FONDATION SUISSE DE L’ÉNERGIE

Liste des figures
Marges de sécurité des centrales nucléaires : principe et évolution
Figure 1 – Marges de sécurité d’une installation nucléaire
Figure 2 – Les cinq niveaux de la défense en profondeur d’une centrale nucléaire
Figure 3 – Réduction des marges de sécurité d’une installation nucléaire
Figure 4 – Réduction des marges : augmentation de la probabilité et de la gravité des évènements
Figure 5 – Réduction des marges : évolution des exigences et de l’état réel de l’installation
Figure 6 – Évolution des marges de sécurité au cours de l’exploitation : schéma intégrateur
Figure 7 – Modèle de l’IFSN du processus de mise hors-service
Le cas de Beznau : une illustration concrète de la réduction des marges
Figure 8 – Âge des réacteurs nucléaires en exploitation dans le monde
Figure 9 – Évolution de la densité de la population entre 1970 et 2014
Figure 10 – Circuit primaire et principe de fonctionnement de chacun des réacteurs de Beznau


Marges de sécurité des centrales nucléaires : principe et évolution

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Le cas de Beznau : une illustration concrète de la réduction des marges

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À DÉCOUVRIR ÉGALEMENT SUR LE SITE DE GLOBAL CHANCE

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Énergie, Environnement, Développement, Démocratie :
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Global Chance, mai 2011

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