L’Ademe complice de l’omerta sur le méthane, puissant gaz à effet de serre ?

, par   Benjamin Dessus

Le forçage radiatif du méthane à des horizons temporels intermédiaires est considérable (68 fois supérieur à celui du CO2 à 30 ans par exemple), et le secteur des énergies fossiles contribue pour un bon tiers aux émissions de méthane anthropiques mondiales. Pourtant, l’étude « Signal prix du CO2. Analyse de son impact sur le système électrique européen » publiée en mars 2016 par l’Ademe et RTE se distingue par son absence totale de prise en compte des émissions de méthane de chacune des filières de production d’électricité. L’Ademe, pourtant avertie de nombreuses fois par nombre de publications scientifiques et économiques, persiste ainsi dans un déni absurde sur cette question - centrale pour la lutte à court et moyen terme contre le dérèglement climatique - plutôt que de la mettre en discussion. Un silence assourdissant, qui semble s’inscrire, pour des raisons mal élucidées, dans une politique concertée des milieux scientifiques, industriels et politiques pour nier pratiquement l’importance d’une prise en compte enfin sérieuse de l’enjeu crucial d’une réduction rapide de nos émissions de méthane...

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L’ADEME COMPLICE DE L’OMERTA SUR LE MÉTHANE, PUISSANT GAZ À EFFET DE SERRE ?

Benjamin Dessus, Le Club Mediapart, vendredi 29 avril 2016

La bonne nouvelle que constitue la signature de l’Accord de Paris par quelque 170 États remet sur le devant de la scène la question des systèmes nationaux et régionaux de tarification du carbone partout dans le monde, question qui est considérée par de nombreux économistes comme indispensable pour atteindre l’objectif des 2°C : rendre les émissions coûteuses serait a priori une manière très efficace de les réduire. Sans de tels mécanismes, a contrario, il serait impossible de tenir l’objectif des 2°C.

La nouvelle étude que vient de publier l’Ademe avec RTE sur l’incidence du coût du CO2 sur l’évolution du système électrique européen (1) tombe à pic dans ce débat en montrant que les émissions du secteur électrique européen ne baisseront pas significativement tant que le prix du CO2 sera inférieur à 30 euros la tonne, alors qu’il évolue depuis 2012 sous la barre des 10 euros. L’enjeu apparaît comme majeur pour les auteurs de ce rapport puisque « avec le parc de production actuel, les simulations réalisées montrent qu’il faudrait retenir un prix autour de 30 €/tonne de CO2 au niveau européen pour diminuer de façon significative (de l’ordre de 100 millions de tonnes par an, soit 15 % les émissions du secteur électrique européen. Un signal prix plus élevé, de l’ordre de 100 €/tonne, permettrait d’atteindre une réduction des émissions de l’ordre de 30 % ».

La démonstration repose sur la gestion de l’équilibre entre l’offre et la demande instantanée d’électricité qui respecte une logique de préséance économique connue sous le nom « d’ordre d’appel » des groupes de production : il s’agit de faire appel aux différentes unités disponibles en fonction de leurs coûts variables de production croissants indépendamment de leurs coûts d’investissement initial (2). Les centrales dont les coûts variables de production (essentiellement les coûts de combustible et des émissions de gaz à effet de serre associées) sont les plus bas fonctionnent donc en continu, ou « en base », tandis que les moyens les plus chers ne sont sollicités que lors des pointes de consommation. Entre les deux, les moyens de « semi base » fonctionnent entre 1 000 h et 5 000 h par an.

Selon ce principe, les productions d’origine nucléaire, hydraulique au fil de l’eau et d’autres sources renouvelables, ayant des coûts variables faibles, sont utilisées au maximum de leur disponibilité. Les autres moyens de production fonctionnant en base ou en semi base sont les centrales thermiques à combustibles fossiles. En Europe, ce sont pour l’essentiel des CCG (cycles combinés à gaz) et des centrales au charbon (ou au lignite).

Ces centrales diffèrent notamment par leur compétitivité économique, actuellement à l’avantage des centrales au charbon, et par leur impact environnemental, à l’avantage du gaz.

La figure 1 montre que même avec des rendements de production d’électricité nettement plus faibles (35% à 46% pour le charbon et le lignite contre 56% pour le gaz) le coût variable des centrales à lignite et à charbon reste toujours nettement plus faible que celui des cycles combinés à gaz. La figure 2 montre la situation inverse : les centrales au lignite et au charbon les plus anciennes émettent 3 fois plus de CO2 (plus d’une tonne de CO2/ MWh) que les cycles combinés les plus modernes (0, 340 tCO2/MWh).

Figure 1 : Coûts variables de production des centrales

Figure 2 : Émissions de CO2 des centrales électriques thermiques classiques en l’absence de prix du CO2

Sources : ADEME & RTE

Sur ces bases un raisonnement imparable s’enchaîne logiquement. En faisant varier la tarification du CO2 de sa valeur actuelle 7 euros à une valeur cible de 100 euros, les auteurs mettent en évidence les modifications progressives de classement des coûts de production des diverses générations des diverses filières. Dès 30 euros/tonne CO2 les meilleures centrales à charbon concurrencent les plus mauvaises centrales à lignite et les meilleurs cycles combinés à gaz naturel viennent concurrencer les plus anciennes centrales à charbon. A 100 euros la tonne il n’y a plus photo : tous les cycles combinés affichent des coûts de production variables inférieurs à ceux de toutes les autres centrales au lignite comme au charbon.

Figure 3 : Coûts variables de production des différentes filières pour une valeur du C02 de 30€/tonne

Sources : ADEME & RTE

La suite coule de source. En appliquant ces valeurs de CO2 aux diverses populations de centrales existant en Europe, les auteurs modélisent les conséquences qu’elles entraînent sur les émissions de CO2.

Le résultat est impressionnant : « avec le parc de production actuel, les simulations réalisées montrent qu’il faudrait retenir un prix autour de 30 €/tonne de CO2 au niveau européen pour diminuer de façon significative (de l’ordre de 100 millions de tonnes par an, soit 15 %) les émissions du secteur électrique européen. Un signal prix plus élevé, de l’ordre de 100 €/tonne, permettrait d’atteindre une réduction des émissions de l’ordre de 30 % ».

Le lecteur en conclut évidemment que la priorité est donc de trouver le moyen de faire passer rapidement la valeur du C02 actuellement de 7 euros à au moins 30 euros en Europe pour bénéficier le plus vite possible de ces réductions d’émission.

C’est malheureusement vouloir aller un peu vite en besogne.

Tout le monde sait en effet aujourd’hui, ou devrait savoir, que le CO2 n’est pas le seul gaz à effet de serre responsable du réchauffement climatique passé et futur. Le dernier rapport du GIEC est très éclairant à ce sujet : si le CO2 reste sans conteste le premier contributeur au forçage radiatif observé de 1750 à 2011, avec 1,68 Wm-2 (56% du total), il est suivi d’un gaz, le méthane (CH4) dont la contribution atteint 0, 97Wm-2 (32% du total) (3).

D’autre part le GIEC a réévalué le pouvoir de réchauffement du méthane (4) (PRG) à différents horizons temporels dans ce même rapport (RE5) de 2013 (5). C’est l’objet du tableau ci dessous :


Source : Global Chance

La lecture de ce tableau montre une forte réévaluation de la valeur du PRG du méthane par rapport aux précédents rapports du GIEC. Alors que la valeur du PRG du méthane à 100 ans (à l’horizon 2116 pour une émission en 2016) retenue dans le protocole de Kyoto en 1997 était de 21, elle est estimée aujourd’hui à 28. A un horizon de 30 ans (en 2046 pour une émission en 2016) elle atteint la valeur de 68. Autrement dit, le forçage radiatif supplémentaire engendré par l’émission d’un kg de méthane en 2016 sur la période 2016 -2046 est 68 fois supérieur à celui d’une émission d’1kg de CO2. Ce tableau met donc en évidence l’importance de ce gaz dans la réduction des émissions de GES au milieu du siècle, considéré comme une cible majeure par les climatologues.

Chacun sait aussi, et en particulier l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), puisqu’elle est l’organisme d’État chargé des questions d’énergie et d’environnement, que le secteur des énergies fossiles contribue pour un bon tiers aux émissions de méthane anthropiques mondiales, derrière l’activité agricole.

Car le méthane n’est autre que le fameux gaz naturel. Depuis la mine ou le puits d’extraction jusqu’à l’usager final, la production, le transport et la distribution de chacun des combustibles fossiles entraîne des émissions fugitives de méthane dans l’atmosphère : grisou des mines qui n’est autre que du méthane, fuites de gaz des puits pétroliers et gaziers, fuites de gaz des réseaux de transport et de distribution de gaz naturel.

Pour les combustibles fossiles, c’est principalement les émissions fugitives de méthane qui viennent s’ajouter aux émissions deCO2. Les fuites de méthane du système énergétique fossile mondial sont estimées à 120 Mtonnes de CH4, à peu près également reparties entre les trois énergies dominantes (6). Les émissions de CH4 s’établissent à environ 11 kg/tep de méthane pour le charbon, 9 kg/tep pour le pétrole. Pour le gaz naturel la situation est plus complexe. La quantification des émissions fugitives des puits de gaz fait l’objet de très nombreuses polémiques, en particulier depuis le développement explosif de l’exploitation des gaz de schiste aux États-Unis. Les fuites totales des systèmes gaziers (production transport distribution) traditionnellement estimés à 1,7 à 2% du volume de gaz naturel extrait (14k à 16 kg/tep) sont constamment réévaluées à la hausse par la communauté universitaire jusqu’à des valeurs supérieures à 6% sur certains champs américains de gaz de schiste et de gaz conventionnel (7). D’autre part des doutes importants existent en ce qui concerne les émissions fugitives des grands gazoducs russes et des réseaux de distribution de conception ancienne.

L’importance de ce gaz pour l’effet de serre et les incertitudes qui règnent manifestement sur la mesure de ses émissions fugitives auraient donc dû conduire les auteurs du rapport RTE Ademe à aborder la question dans leur publication. Pourtant, on n’y trouve pas un seul mot sur ce fameux méthane, alors que comme nous allons le montrer ci dessous, la prise en compte de ses émissions fugitives est susceptible de remettre très substantiellement en cause les résultats et les conclusions du rapport.

Concentrons nous, à titre d’exemple sur la question des mérites comparés des centrales à charbon et des cycles combinés à gaz. La figure 5 ci dessous montre bien l’ampleur du phénomène.

Figure 5


Elle indique en effet les conséquences qu’on peut attendre à l’horizon de 30 ans (soit en 2046 pour une production en 2016) des émissions au kWh de cycles combinés à gaz en fonction de leur rendement et du taux d’émissions fugitives de méthane pris en compte. Les émissions totales par kWh s’étagent de 340geqCO2/kWh pour un cycle de rendement 60% en absence de fuites (8) à plus de 900g/kWh pour un cycle de 45% de rendement et un taux de fuite global de 4%.

Bien entendu il faut également tenir compte des émissions fugitives des mines de charbon pour évaluer au même horizon les émissions au kWh des centrales à charbon. C’est l’objet du tableau 2 ci dessous établi sur la base d’émissions fugitives moyennes de 11kg par tep de charbon et pour un même horizon de 30 ans.

La comparaison de ce tableau avec les courbes de la figure 5 montre que les performances comparées des centrales à charbon et des cycles combinés en termes d’émissions sont moins contrastées que ne l’indiquent les auteurs. La figure 6 ci dessous montre même des situations extrêmes où les centrales à charbon se révèlent moins émettrices que les cycles combinés. C’est le cas par exemple pour une centrale à charbon de rendement 46% et son équivalent cycle combiné avec un taux de fuite de 4%. Sans aller vers ces extrêmes on doit cependant prendre conscience que même pour des taux de fuite plus modestes, 3% par exemple, l’écart d’émissions entre centrales à charbon et cycles combinés se réduit parfois fortement.

Figure 6

Par exemple, la différence d’émissions entre une centrale à charbon de 46% de rendement et le cycle combiné de rendement 45%, qui était de 280g/kWh dans la publication Ademe, tombe à 100g/kWh quand on tient compte des émissions fugitives des deux filières. Par contre, celle entre la centrale à charbon de rendement 35% et le cycle combiné de rendement 60% ne diminue que de 14%. On peut donc s’attendre : des réductions d’émission pour ces taux de fuite qui s’étagent selon les cas de 14% à près d’un facteur 3 par rapport aux résultats envisagés par les auteurs.

Cet exemple montre que la prise en compte de l’amont des filières de production des énergies fossiles est donc tout sauf négligeable, gonfle les émissions réelles de l’ensemble des filières de façon souvent significative, mais inhomogène, avec les conséquences économiques et environnementales que cela induit. Une opération déjà citée comme celle de la substitution d’une centrale À charbon de rendement 46% par une CCG de rendement 45% rendue possible par la mise en place par de la tarification carbone de 30 € n’apporte que 38% des réductions prévues.

L’absence totale de prise en compte des émissions de méthane de chacune des filières de production d’électricité a donc des conséquences potentiellement importantes sur les résultats environnementaux et économiques de la politique de valorisation du seul CO2 envisagée par les auteurs de ce rapport.

C’est d’autant plus grave que les États-Unis s’équipent aujourd’hui pour exporter vers l’Europe le trop plein de gaz naturel très bon marché dû à l’explosion de la production de gaz de schiste dans des conditions désastreuses pour l’environnement local et global, avec des émissions fugitives supérieures à 5% et que de nombreuses voix politiques s’élèvent en faveur d’une relance des opérations d’exploration de gaz de schiste dans notre pays et en Europe au nom de l’emploi, de l’indépendance énergétique et de l’environnement.

Ce silence assourdissant sur le méthane semble s’inscrire, pour des raisons mal élucidées, dans une politique concertée des milieux scientifiques, des milieux industriels et des pouvoirs publics qui consiste à nier pratiquement l’importance d’une prise en compte enfin sérieuse de la question du méthane dans la lutte contre l’effet de serre.

Il est significatif à ce sujet que l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, avertie de nombreuses fois depuis 8 ans maintenant par nombre de publications scientifiques et économiques (9) persiste dans un silence absurde sur cette question plutôt que de la mettre en discussion alors qu’elle est centrale pour la lutte à court et moyen terme contre le changement climatique.

Benjamin Dessus, Ingénieur et économiste, président de l’association Global Chance

Notes :

(1) http://www.rte-france.com/sites/default/files/etude_signal_prix_du_co2.pdf

(2) Puisque ces unités sont déjà construites

(3) http://www.ipcc.ch/report/ar5/wg1/#.UkQ7p6ypBlR

(4) Le PRG permet d’évaluer l’influence relative sur le climat d’une émission d’un kg d’un gaz à effet de serre et d’une émission d’un kg de CO2.

(5) http://www.global-chance.org/IMG/pdf/gc35p64-74.pdf

(6) B. Dessus, B. Laponche, « Réduire le méthane : l’autre défi du changement climatique », Agence Française de développement, août 2008.

(7) Stephenson T, Valle JE, Riera-­‐Palou X (2011). Modeling the Relative GHG Emissions of conventionnal and shale gas production, environt sci tech 45 10757-10764

Hultman N and al(2011). The greenhouse impact of unconventional gas for electricity generation. Environ. Res. Lett. 6 : 044008, doi:10.1088/1748-­‐9326/6/4/044008, Jiang M.and a A(2011). Life cycle greenhouse gas emissions of Marcellus shale gas. Environ.6 : 034014, doi:10.1088/1748-­‐9326/6/3/034014

Lelieveld J and al, Low methane leakage from gas pipelines, Nature :434 : 841-842

Petron G, and al(2012). Hydrocarbon Emissions Characterization in the Colorado FrontRange – A Pilot Study. Journal of Geophysical Research, in press, doi:10.1029/2011JD016360

Cathles LM and al (2012). A commentary on “Thegreenhouse-­‐gas footprint of natural gas in shale formations” by R.WHowarth, R. Santoro, and Anthony Ingraffea. Climatic Change, doi:10.1007/s10584-­‐011-­‐0333-­‐0

Methane emissions estimate from airborne measurements over a western United States natural gas field, Anna Karion et al,GEOPHYSICAL RESEARCH LETTERS, VOL. 40, 1–5, doi:10.1002/grl.50811, 2013

F. O’Sullivan, S. Paltsev, Shale gas production : potential versus actual greenhouse gas emissions, Environmental Research Letter 7 (2012) 044030

R.A. Alvarez et al., Greater focus needed on methane leakage from natural gas infrastructure, PNAS 109(17) (2012) 6435-6440

A.J. Turner et al, A large increase in US methane emissions over the past decade inferred from stellite data and surface observations, Geophysical ResearchLetter 43 (2016) 2218-2224

(8) hypothèse implicite des auteurs

(9) Benjamin Dessus, Bernard Laponche et Hervé Le Treut, Effet de serre, n’oublions pas le méthane, La Recherche , mars 2008, p. 47 et http://www.global-chance.org/IMG/pdf/gc35p64-74.pdf

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