« Il faut reposer la question de la pertinence de Cigéo »

, par   Bernard Laponche

Si l’accident mortel qui s’est produit à Bure le 26 janvier 2016 reste un accident de chantier comme il peut y en avoir dans d’autres secteurs d’activité, il est aussi le symptôme de la « précipitation » qui caractérise le projet Cigéo mis en œuvre par l’ANDRA, laquelle entend mener en parallèle les travaux de réalisation du stockage souterrain et l’enfouissement des déchets, ce qui est « inacceptable » car « extrêmement dangereux ». À tout le moins, le projet Cigéo tel qu’actuellement envisage devrait être précédé par un prototype visant, entre autres, à apporter la preuve qu’il est techniquement possible de traduire dans la réalité l’obligation de réversibilité du stockage, c’est-à-dire de garantir la récupérabilité des colis radioactifs. Mais l’option la plus sage serait de renoncer sans plus attendre à l’enfouissement géologique pour privilégier le stockage à sec en subsurface, associé à un effort accru en matière de recherche sur la réduction de la radioactivité des déchets.


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« Il faut reposer la question de la pertinence de Cigéo » (Bernard Laponche)
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« IL FAUT REPOSER LA QUESTION DE LA PERTINENCE DE CIGÉO »

Bernard Laponche (interview), Repporterre.net, lundi 27 janvier 2016

L’accident mortel qui s’est produit à Bure le 26 janvier est le symptôme de la précipitation, explique Bernard Laponche. Il est dangereux de vouloir mener à la fois le creusement de galeries et le dépôt de déchets nucléaires. Le physicien juge nécessaire un ré-examen approfondi du projet de dépôt, dit Cigeo, avant toute décision.

Comment interpréter l’accident de mardi 26 janvier à Bure ?

Cet accident met en évidence l’enjeu de la sûreté du chantier. Dans le débat sur Cigéo, l’ANDRA dit qu’elle va mener en parallèle les travaux de réalisation du stockage souterrain et l’enfouissement des déchets, c’est-à-dire à la fois une activité de construction, de creusement, de déblaiement, mais aussi une activité de stockage des déchets, avec donc une installation nucléaire de base en surface qui y accueillerait les déchets.

C’est extrêmement dangereux, car on aggrave les risques avec la radioactivité par rapport à un chantier normal où il y a toujours des possibilités d’accident. Cela montre donc que les travaux préalables doivent être faits indépendamment du stockage. Il faut séparer les deux activités, alors que l’ANDRA affirme dans ses documents que « les métiers du nucléaire et de la construction doivent cohabiter ». Non. S’il doit y avoir des travaux à Cigéo, ceux-ci doivent se faire avant que l’on y introduise les déchets nucléaires et leur impact radioactif.

Cela démontre-t-il que le risque zéro n’existe pas en matière de nucléaire ?

Attention, il ne s’agit pas d’un accident nucléaire ! Il n’y a pas ici de dégagement de radioactivité, c’est un accident de chantier comme il peut y en avoir dans d’autres secteurs d’activité. Mais c’est justement pour cela qu’il est inacceptable de mener en parallèle la construction et l’enfouissement.

Les travaux de Cigéo sont prévus pour durer cent ans – c’est comparable aux pyramides d’Égypte ! Et on voudrait faire cela d’un coup, sans avoir jamais expérimenté, en vraie grandeur mais dans des proportions bien plus faibles, si cela est possible et faisable ?! C’est comme si le pont de Millau était le premier pont qu’on construisait… Non, on fait d’abord des ponts sur des rivières plus petites pour voir si ça marche.

Il faut absolument un prototype industriel dans lequel on teste l’ensemble des opérations de stockage, pendant une période suffisamment longue pour pouvoir expérimenter le comportement des alvéoles, des galeries, des colis, etc. Ce prototype industriel ne doit pas être une première phase de construction de l’ensemble, mais doit être un prototype considéré indépendamment en tant que tel, et testé durant 50 à 100 ans.

N’existe-t-il pas une loi pour encadrer ces dispositions ?

Non, pas pour le moment. Mais une loi sur la réversibilité est attendue – on ne sait pas quand – et ce sera à elle d’inscrire ce besoin d’un prototype industriel. La réversibilité doit être définie comme la récupérabilité des colis pendant une période suffisante. Or il faudrait pouvoir tester cette récupérabilité sur l’installation prototype, puisqu’on n’a jamais fait jusqu’à maintenant de récupération de colis radioactifs dans aucune installation. Et il faudrait prévoir une durée suffisante de test pour se rendre compte si on peut toujours les récupérer après une période assez longue, en plus de tester tous les risques d’incendie, d’hydrogène, d’inflammation des bitumes, etc. Tout cela permet de définir le cahier des charges du prototype.

L’accident du 26 janvier remet-il en cause le projet de Cigéo ?

L’accident n’illustre que le premier point : on ne doit pas faire en parallèle les travaux de construction et le stockage. Si Cigéo doit donc se faire, on ne peut accepter que cela soit dans les conditions prévues actuellement. Les autres problèmes que j’ai mentionnés ne sont pas liés à l’accident. Mais si l’on ne peut pas dire que l’accident condamne Cigéo, il est une opportunité pour rediscuter de la pertinence du projet.

Car il y a en effet des doutes quant au stockage en profondeur. On s’aperçoit que les essais de stockage réalisés aux États-Unis sont plutôt négatifs. Il y a eu le projet de Yucca Mountain, qui a été abandonné pour des questions de géologie. Il y a eu le stockage de déchets militaires de Whipp, en activité, qui a connu un accident avec un incendie en souterrain – ce qui prouve donc que ce genre d’accidents peut arriver, ce que l’on a toujours dit pour Cigéo. Et en Allemagne, dans la mine de sel de Asse, ils envisagent de ressortir les déchets qui y ont été enfouis à cause de fuites d’eau – ce qui va probablement coûter plusieurs milliards.

Il y a donc un certain nombre de mauvaises expériences par rapport aux risques, et puis il y a l’engagement par rapport aux générations futures. On prétend les débarrasser des déchets radioactifs, mais en fait, on leur passe une solution sur laquelle on ne pourra pas revenir puisque l’idée est de tout reboucher. C’est pour ça qu’il faudrait en fait plutôt prévoir 300 ans de récupérabilité.

Or si on commence avec les déchets radioactifs, on ouvre la voie à d’autres déchets, chimiques par exemple, très dangereux, et on se retrouvera dans un ou deux siècles avec des trous partout que les gens auront rebouchés. La conséquence, c’est que la croûte terrestre sera très polluée, avec les risques que cela entraîne sur l’eau. Il y a un vrai risque de créer un modèle généralisé de pollution.

À mon sens, la solution de l’enfouissement n’est pas admissible. Pour cette raison-même que l’ANDRA ne pourra pas apporter la démonstration de la sûreté du stockage sur une période d’un million d’années comme elle le prétend.

Quelle serait dans ce cas l’alternative à l’enfouissement des déchets radioactifs ?

Assurer le stockage à sec en subsurface pour les déchets existants, comme cela se fait déjà aux États-Unis et en Allemagne, et en parallèle on fait des recherches. Il est inadmissible de dire que la recherche ne peut pas aboutir concernant la réduction de la radioactivité des déchets, alors qu’on apprend tous les matins des nouvelles découvertes dans tous les domaines… La science nucléaire a environ un demi-siècle d’existence, on ne peut pas dire qu’il n’y a aucune façon de réduire la radioactivité des déchets. Il faut poursuivre la recherche en la matière.

Polytechnicien, physicien nucléaire, Bernard Laponche participe au groupe indépendant d’expertise énergétique Global Chance.

Propos recueillis par Barnabé Binctin

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