Des citoyens partout… des citoyens nulle part ?

, par  Andreas Andreas Rüdinger

À la lecture des résultats du premier appel d’offres éolien en Allemagne, il serait tentant de voir une victoire écrasante de l’énergie citoyenne. Cependant, les critères trop flexibles et les conditions accordées à ces projets laissent craindre des abus et contournements de l’esprit initial...

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Énergie décentralisée, citoyenne et participative : l’arbre qui cache la forêt...

DES CITOYENS PARTOUT…DES CITOYENS NULLE PART ?

Andreas Rüdinger, Energie Partagée, mercredi 12 juillet 2017

À la lecture des résultats du premier appel d’offres éolien en Allemagne, il serait tentant de voir une victoire écrasante de l’énergie citoyenne. Cependant, les critères trop flexibles et les conditions accordées à ces projets laissent craindre des abus et contournements de l’esprit initial.


Le 19 mai 2017, l’Agence fédérale des Réseaux (équivalent de la CRE française) a publié les résultats du premier appel d’offres pour l’éolien terrestre en Allemagne. Signant l’arrêt définitif des tarifs d’achat en guichet ouvert tant appréciés jusque-là par les porteurs de projet, cet appel d’offres recelait deux surprises de taille. D’une part, le niveau de prix moyen des projets lauréats, qui se situe à seulement 57,1 euros par MWh, un niveau record en comparaison avec le tarif d’achat qui s’élevait à environ 75 € / MWh auparavant (1). Et d’autre part, le succès inattendu des projets « citoyens », qui représentent à priori jusqu’à 93 % des projets lauréats.

Si ces deux éléments ont été brandis comme des preuves de succès incontestables de ce nouveau régime de soutien plus concurrentiel, il se pourrait que le diable se cache dans les détails, notamment en ce qui concerne l’essor des projets désigné comme « citoyens ». Afin d’y voir plus clair, cet article propose une analyse rapide de ces résultats, en les replaçant dans leur contexte.

Le régime des appels d’offres pour l’éolien terrestre en Allemagne : les règles préférentielles pour les projets « citoyens »

L’essor des projets portés individuellement et surtout collectivement par les citoyens ont été l’une des success stories les plus médiatisés du tournant énergétique allemand ces dernières années, avec près de la moitié des capacités d’énergies renouvelables électriques installées depuis 2000 en possession de citoyens et d’agriculteurs.

L’annonce faite en 2016 d’une généralisation des appels d’offres (AO) concurrentiels comme seul mode d’attribution des tarifs de soutien pour l’éolien terrestre a logiquement suscité une levée de boucliers de la part des acteurs de l’énergie citoyenne (2).

Au nom du maintien de la diversité des acteurs dans le développement des énergies renouvelables, ces derniers ont obtenu que les projets citoyens soient considérés à part entière dans le cahier des charges des AO, en leur associant des dispositions préférentielles pour assurer leur développement.

Ainsi, la réglementation actuelle des appels d’offres pour l’éolien terrestre en Allemagne prévoit toute une série de critères pour définir le caractère « citoyen » d’un projet (3). Celle-ci implique notamment que les sociétés de projet :
• Regroupent au moins 10 personnes physiques avec droit de vote dans la société ;
• 51 % des voix au minimum doivent être détenus par des personnes physiques ayant leur résidence principale dans la collectivité ou le district de localisation du projet ;
• Aucun membre ou actionnaire de la société ne doit détenir plus de 10 % des droits de vote dans la société ; 
• Si le projet est retenu dans l’AO, celui-ci doit obligatoirement proposer à la commune concernée de prendre jusqu’à 10 % des parts dans le projet ;
• Les projets citoyens ne peuvent dépasser 18 MW ;
• Ni la société-projet, ni aucun membre de celle-ci ne doit être lauréat d’un autre projet en AO au cours des 12 derniers mois ;
• Afin d’éviter la création de « sociétés-écran », les membres fondateurs doivent attester sur l’honneur qu’aucun accord n’a été conclu pour céder des parts ou droits de vote à des tiers en cas de succès à l’AO.

Ces conditions doivent être remplies sans interruption du dépôt de l’offre jusqu’à la fin de la deuxième année suivant la mise en service. Ce délai reste néanmoins très limité en considération de la durée de vie de ces projets (20 ans) et ne pourra pas à lui seul éviter les risques d’abus (cession des projets à des investisseurs tiers).

En contrepartie, les projets citoyens bénéficient de plusieurs clauses préférentielles afin de faciliter et encourager leur participation aux appels d’offres :

 En premier lieu en matière de rémunération : contrairement aux autres projets dont la rémunération dépend du prix annoncé dans l’offre (« pay as bid »), les projets citoyens retenus bénéficient automatiquement du prix maximum adjugé pour cet appel d’offres, indépendamment du prix indiqué dans le projet de candidature. En l’occurrence, les projets « citoyens » retenus au mois de mai 2017 verront leur rémunération alignée sur l’offre maximum, soit 57,8 euros par MWh (4).

 En second lieu en matière d’avancement du projet lors du dépôt de candidature : les projets citoyens peuvent candidater sans disposer de l’autorisation relative à la loi allemande sur la protection des nuisances environnementales (5). En effet, il suffit qu’ils disposent d’une étude de vent et de la preuve de disponibilité du site.

 Puisqu’ils doivent encore initier les démarches administratives, les projets citoyens bénéficient d’un délai de réalisation prolongé de 24 mois, pour un total de 54 mois (contre 30 mois pour les autres projets).

 Enfin, en matière de dépôt de garantie à verser au moment de la candidature : celui-ci s’élève dans un premier temps à 15 euros par kW pour les projets citoyens, contre 30 euros par kW pour les autres projets (6).

Deux constats émergent suite à l’analyse de ces critères :

 D’une part, en comparaison avec le régime français des appels d’offres pour le photovoltaïque, les critères allemands semblent à première vue correspondre davantage à la réalité des projets citoyens, à savoir : favoriser l’ancrage local du projet et assurer une gouvernance portée majoritairement par les acteurs locaux, alors que le « bonus participatif » à la française favorise avant tout une participation financière et minoritaire des citoyens, sans que ceux-ci n’habitent nécessairement dans le territoire du projet ou qu’ils ne participent réellement à la gouvernance des projets.

 En second lieu, les facilités accordées aux projets citoyens en matière de rémunération, de contraintes administratives, de délais de réalisation et de constitution des dépôts de garanties sont extrêmement avantageuses vis-à-vis des conditions pour les autres projets. Ce traitement préférentiel donne en tout cas une incitation forte à tous les acteurs de voir leur projet classifié comme « citoyen », puisqu’il ne concerne pas seulement le niveau de rémunération, mais bien toutes les conditions de réalisation du projet.

Analyse des résultats de l’appel d’offres : des projets réellement citoyens ?

Les coopératives citoyennes représentent historiquement une part importante des projets d’éolien terrestre développés en Allemagne (7). Néanmoins, l’ensemble des observateurs s’attendaient à ce que le nombre de nouveaux projets coopératifs et citoyens chute fortement avec le passage aux appels d’offres concurrentiels, en raison du risque considérable d’investissements échoués et l’impossibilité de mutualiser les risques.

Le fait que les projets citoyens représentent jusqu’à 93 % des projets lauréats du récent appel d’offres génère par conséquent un doute considérable sur l’authenticité de ces projets et ce d’autant plus que le prix accordé (57 euros par MWh en moyenne) reste sensiblement inférieur au niveau du tarif d’achat historique.

En effet, plusieurs éléments permettent de soutenir l’hypothèse qu’une grande partie des projets lauréats désignés comme « citoyens » ont été développés à l’initiative de développeurs industriels :

 De nombreux développeurs de grande taille ont eux-mêmes communiqués sur leur participation à des projets « citoyens » lauréats de l’AO. Ainsi, l’entreprise Enertrag est fortement impliquée dans l’ensemble des 13 projets lauréats au Brandebourg (8) Et une analyse plus approfondie fait apparaître que les initiateurs et gérants sont essentiellement… des employés de la même entreprise, agissant en tant que personnes privées. Outre l’implication des employés, ces projets « citoyens » ont toutes conclues des contrats avec Enertrag pour la réalisation et exploitation des projets « clés en main ». Une analyse récente fait ainsi apparaître qu’au moins les deux tiers des projets citoyens lauréats affichent un lien direct avec un développeur industriel. À eux seuls, Enertrag et ProWind sont représentés dans la moitié des projets citoyens lauréats (9).

 En second lieu, dans les 70 projets lauréats figure une seule société coopérative (eingetragene Genossenschaft), forme juridique pourtant largement utilisée historiquement pour les projets citoyens en Allemagne. La forme juridique majoritaire des lauréats est la SARL en commandité (9) (GmbH & Co Kommanditgesellschaft). Celle-ci est très avantageuse pour un montage « hybride » permettant de respecter les critères du cahier des charges quant à la fragmentation et l’ancrage local du capital tout en laissant une grande marge de manœuvre au développeur. En effet, en apparaissant en tant que « commandité », le développeur peut fournir un apport de capital substantiel qui n’entre pas dans le champ du capital social de la société en commandite et qui est dépourvu de droits de vote. En parallèle, en tant que commandité, le développeur conserve le contrôle total sur le projet et les décisions de gestion courantes.

 En troisième lieu, la période de temps assez restreinte (2 ans à partir de la réalisation) pendant laquelle les projets doivent respecter l’ensemble des critères attribués aux projets citoyens n’exclut pas le risque que ces projets soient complétement rachetés par d’autres acteurs industriels par la suite : la dimension citoyenne est ainsi loin d’être préservée sur l’ensemble de la durée de vie du projet, qui peut atteindre plus de 20 ans. En outre, ce risque existe également pour les AO français, puisque cette durée de détention minimale est fixée à seulement 3 ans.

 Le niveau de rémunération des projets extrêmement faible comporte d’importants risques pour la viabilité économique des projets. Il est peu probable que des projets portés en totalité par des citoyens aient accepté d’encourir de tels risques. Par ailleurs, l’accent sur la compétitivité-prix a renforcé un autre biais bien connu des systèmes d’appels d’offres : la très grande majorité des projets se situe dans les régions les plus ventés du nord de l’Allemagne, qui disposent déjà de loin des plus fortes capacités installées (et des congestions réseaux), tandis que seulement deux projets lauréats (21 MW ou 2,7 % du volume total) se trouvent dans les deux grandes régions économiques du sud, le Baden-Wurttemberg et la Bavière.

 Enfin, qu’il s’agisse véritablement de projets « citoyens » ou non, le faible niveau de rémunération ainsi que le fait que la quasi-totalité des projets lauréats ne disposent pas encore des autorisations administratives laisse présager un taux de non-réalisation assez élevé, ce qui impliquerait par ailleurs que l’Allemagne ne pourrait pas atteindre ses objectifs fixés en matière de développement de l’éolien. L’incertitude sur le taux de réalisation des projets lauréats et leur possible décalage dans le temps (en raison du délai de réalisation additionnel de 24 mois) porte un fort risque de ralentissement de l’industrie éolienne (notamment côté fabricants) pour les deux prochaines années. Pour cette raison, les règles des appels d’offres de 2018 ont d’ores et déjà été modifiés : à partir de 2018, tous les projets, y compris citoyens, devront disposer des autorisations administratives pour candidater aux appels d’offres.

Conclusion

Contrairement aux premières annonces euphoriques sur le succès sans précédent des projets citoyens, les éléments d’analyse exposés confirment les craintes relatives au danger que représentent les dispositifs d’appels d’offres pour la dynamique de l’énergie citoyenne. Le législateur allemand a voulu conserver la diversité des acteurs dans les appels d’offres à travers la mise en œuvre de critères préférentiels pour les projets citoyens. Mais ceux-ci s’avèrent en grande partie inopérants et incitent avant tout les acteurs conventionnels à proposer des projets hybrides pour bénéficier de ces avantages.

Ce biais semble avant tout résulter de la difficulté à bien définir et formaliser les attributs essentiels des projets citoyens d’énergie renouvelable, notamment sur le long terme. Le législateur allemand a globalement choisi la bonne approche, en privilégiant une gouvernance majoritairement locale et citoyenne (51 % des parts doivent être détenus par des personnes physiques résident dans le district).

Néanmoins, l’expérience du premier AO montre que ces critères peuvent aisément être contournés par les grands développeurs à l’aide de constructions juridiques, et qu’il faut aller plus loin pour s’assurer que ces projets soient réellement fondés sur les valeurs des projets citoyens : une gouvernance démocratique et partagée, qui donne à tous les citoyens et acteurs locaux l’opportunité de maîtriser les projets sur leur territoire, une sécurisation de la démarche « citoyenne » (détention des parts sur l’ensemble de la durée du contrat) et des garanties que l’intéressement économique profitera à une démarche locale d’intérêt général et non à augmenter les marges.

Andreas Rüdinger
Consultant indépendant et chercheur associé à l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI)

Notes

(1) Il n’y avait pas un tarif d’achat fixe pour l’éolien terrestre en Allemagne, le niveau de soutien était calculé en fonction du productible effectif afin de ne pas limiter le développement aux seuls secteurs très ventés.

(2) L’Allemagne a choisi de ne pas transposer la règle « de minimis » prévue par les lignes directrices européennes de 2014, qui permettait notamment de conserver le dispositif de soutien en guichet ouvert pour les projets de moins de 6 éoliennes ou 6 MW. L’Allemagne a également lancé ses premiers appels d’offres pour les installations photovoltaïques en 2016, pour des capacités supérieures à 750 kW.

(3) Pour retrouver la liste exhaustive des critères s’appliquant aux projets citoyens pour les appels d’offres d’éolien terrestre, voir (en allemand) : I. Hoffmann (2017) : Die Sonderregelungen für Bürgerenergiegesellschaften im EEG 2017. Stiftung Umweltenergierecht. Ainsi que la documentation de l’Office franco-allemand pour la transition énergétique (2017) : Loi EEG 2017 : appels d’offres et nouvelles dispositions pour l’éolien terrestre en Allemagne.

(4) Il est néanmoins à noter que ce niveau de rémunération reste très proche du niveau de rémunération moyen de l’ensemble des lauréats (57,1 euros par MWh).

(5) Bundesimmissionsschutzrechtlichen Genehmigung, équivalent de l’autorisation ICPE française.

(6) Les projets citoyens doivent compléter leur dépôt de garantie pour atteindre 30 euros par kW de puissance, mais uniquement après avoir obtenu toutes les autorisations administratives.

(7) Jusqu’à 53 % des capacités éoliennes construites jusqu’en 2012 étaient en possession de coopératives citoyennes et d’agriculteurs. Voir : Poize / Rüdinger (2014) : Projets citoyens pour la production d’énergie renouvelable : une comparaison France-Allemagne. IDDRI Working Paper 01/14.

(8) Voir le communiqué d’Enertrag du 24 mai 2017 : https://www.enertrag.com/index.php?id=594_presse-meldung-details&no_cache=1&tx_ttnews%5Btt_news%5D=195&cHash=3cfb9d6e38ec37958bced2dea8388590

(9) MBI Energy Daily, 28 juin 2017 : Erfolg von Bürgerenergie überzeugt Politik und Branche nicht. http://www.enervis.de/images/stories/enervis/pdf/publikationen/fachpresse/enervis_publikation_2017_06_MBI-Energy-Daily.pdf

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Énergie, Environnement, Développement, Démocratie : changer de paradigme pour résoudre la quadrature du cercle (Manifeste publié en ligne le 1er mai 2014)

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