De la poésie qui nous manque…

, par   Jean-Claude Ray

La création de Global Chance en 1992 s’est produite au moment où un changement des conditions écologiques de la planète a été perçu comme un phénomène global, notamment avec la dépression de la couche d’ozone au dessus de l’Antarctique et la menace de changement climatique due à la dérive de l’effet de serre.

Pour Global Chance, cela a constitué une opportunité à proposer un certain nombre de réformes fondamentales (une ’ Chance ’), jusqu’à présent difficiles à mettre en œuvre dans un contexte où la question des limites n’avait (et n’est toujours pas !) perçue comme prégnante, ni par les gouvernements ni par la majorité des citoyens.

Les délitements observés des écosystèmes, largement dus à cette caractéristique de la civilisation occidentale : « l’exécration des limites [1] » se seraient de toute façon produits un jour où l’autre, mais ils ont été accélérés par ce que l’on nomme, selon divers auteurs, ultralibéralisme, techno-science-économie ou encore Management généralisé, résultat de l’emprise idéologique de l’École de Chicago, visant à mettre l’économie aux commandes associée à un affaiblissement du rôle de l’État. L’idéologie aujourd’hui dominante peut-être résumée par deux citations de leurs prestigieux idéologues (n’ont-ils pas obtenu le Prix Nobel d’Économie !? [2]) : : « L’unique responsabilité sociale d’une entreprise est de faire du profit [3] » et « la solidarité est un instinct hérité de la société tribale » … dont il conviendrait de se défaire. [4]

Cette promotion d’une véritable économie de prédation a bien sûr eu de graves conséquences écologiques (outre les changements globaux cités, la dégradation des écosystèmes : sols, eaux, forêts, atmosphère…), mais aussi de lourds impacts sociaux (paupérisation, criminalisation des sociétés/criminels réels ou en puissance parvenant au pouvoir…), institutionnels (dépérissement du rôle de l’État) dans une société où la Science est devenue une quasi religion, vénérée sous le signe du tout est possible (le transhumanisme destiné à « régler définitivement le problème de la mort », le voyage sur Mars, l’intelligence artificielle, le clonage humain, etc…), tandis qu’une infime minorité de personnes se sont appropriées la majorité des richesses de la planète.

Le changement ayant inspiré la création de Global Chance est donc plutôt devenu une menace d’effondrement civilisationnel, ce dernier adjectif entendu au sens du jus civile romain, soit une menace contre le cœur de ce qui fait tenir les sociétés, à savoir les institutions (du latin stare ), donc soumises au risque de ne plus « tenir debout ».

La réponse de Global Chance à ce changement.global a été marquée par une grande rigueur scientifique, avec la publication d’articles de haute tenue par des grands spécialistes (énergie, transports, nucléaire…), avec un respect constant des valeurs démocratiques.

On doit à mon sens se poser la question de savoir si une réponse d’ordre techno-scientifique à des problèmes provoqués par des excès de cette même techno-science sont suffisants — étant entendu que leur nécessité ne fait aucun doute — pour des questions relevant en fait d’un ordre anthropologique.

Suit alors logiquement la question : que manque-t-il à ces propositions scientifiques pour, au moins, freiner cette dérive civilisationnelle ?

Une première réponse gît dans la racine du mot civilisation, impliquant le Droit, dont l‘absence fréquente de respect sur l’ensemble de la planète contribue grandement aux dégradations sociales et écologiques. Non pas le Droit pris comme un ensemble de techniques, mais comme une discipline vivante permettant la résolution des conflits inter-humains. Un exemple illustrera ce thème, le law shopping (cf. Alain Supiot) à savoir le choix de délocaliser les entreprises là où les conditions juridiques sont les plus favorables en raison de la faiblesse des lois sociales et écologiques. La concurrence entre systèmes juridiques (issus de processus historiques différents) remplace alors celle, naturelle, entre entreprises. Les conséquences sont perceptibles à la fois dans le pays ayant perdu ses entreprises (chômage, cohésion sociale…) et dans le pays « bénéficiaire » (pollution, conditions de travail [5]…)

Pour nous mettre sur la voie d’une autre composante absente des réponses fournies par la science, considérons les solutions techniques proposées telles l’amélioration de l’efficacité énergétique, l’écologie industrielle [6] ou les diverses variétés d’agricultures biologiques. Ces solutions ont en commun l’élégance, notion qui nous met sur la voie d’une nécessaire esthétique, absente en général de nos préoccupations habituelles. Ainsi l’esthétique, sous toutes les formes de l’art (peinture, sculpture, danse, poésie…) devient une composante à prendre en compte. Pour la poésie par exemple, il devient indispensable, non pas de mettre les poètes au pouvoir (solution déjà rejetée par Platon dans La République !), mais d’écouter leurs messages. En voici trois exemples : humoristique (Mais que fait la police, elle n’arrête même pas le progrès - Pierre Dac), issu d’une chanson populaire (Le poète a dit la vérité, il faut l’exécuter - Guy Béart) ou profond (Un monde intolérablement précis – José Luis Borgès), sur lesquels j’invite les membres de Global Chance à méditer …

Les mythes sont, pour le poète, une source d’inspiration à même d’exprimer toute leur potentialité. Lorsqu’Ovide, par exemple, nous conte la tragédie de Narcisse, perdu dans la contemplation de son reflet dans une rivière jusqu’à s’y noyer, ignorant l’amour de la nymphe Echo (« celle qui ne parle jamais la première mais répond toujours »), mille interprétations sont disponibles. Pour notre société hyper individualiste où l’humain vit fasciné (façonné) par sa propre image, les protestations de la Nature malmenée par nos activités ne sont guère audibles, malgré quelques rares prises de conscience (à l’instar de Narcisse et son bref instant de lucidité : iste ego sum/celui-là je suis) avant de retomber dans le ’ narcissisme ’ ambiant ! Plus de deux mille ans après, le poème garde toute sa puissance.

Quelle que soit la forme d’art concerné, l’œuvre en question est souvent inspirée par ce que l’humain ne maîtrise pas, son inconscient, cette déconvenue de la science où rien n’est chiffrable, où le principe de non-contradiction n’est pas pris en compte (par exemple lors de nos rêves), une sorte de creuset délirant de la raison [7], négligé par notre civilisation actuelle, positiviste, transparente. D’où la disparition (apparente) de toute forme d’art dans cette gestion scientifico-économique où tout semble maîtrisé.

On résumera l’état de nos sociétés occidentalisées par une simple citation d’Ernst Jünger : « L’aveuglement grandit avec les lumières, nous avons perdu la puissance des ténèbres », qui nous servira de conclusion pour lancer le débat.

[1selon une expression de Pierre LEGENDRE

[2Cette propension à vouloir faire considérer l’économie comme une science à l’égal des autres « sciences dures » (Mathématiques, Physique, Chimie, …) s’est traduite par un véritable « vol d’ancêtre » pour la famille Nobel : en effet ce Prix n’est que « le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en l’honneur d’Alfred Nobe », en fait une escroquerie !

[3Milton FRIEDMAN : The social responsability of Business is to increase its Profits. The New York Times Magazine 13 septembre 1970

[4Friedrich HAYEK Le Mirage de la Justice sociale (1976) traduction Raoul Audoin PUF 1981 p. 134.

[5L’effondrement de l’immeuble industriel (tee-shirts) du Rasa Plaza (2013) en Bangladesh ( plus de mille morts, 2000 blessés et d’handicapés à vie, surtout des femmes) illustre les méfaits de ce law shopping . Voir Alain SUPIOT La gouvernance par les nombres Fayard 2015 pp. 384-386

[6Cette appellation est souvent remplacée par « économie circulaire », qui supposerait une économie capable d’entropie négative, notion physique accessible seulement à la Nature. L’expression favorise en outre l’aspect économique, alors que le terme « écologie industrielle » indique bien que les activités humaines doivent tenter de fonctionner à l’image des écosystèmes naturels.

[7cf. Pierre Legendre (et donc un chemin vers la Raison)