Belleville sur Loire, la conséquence de la faillite de la doctrine du retraitement

, par   Benjamin Dessus

En apprenant qu’EDF va ouvrir à Belleville sur Loire une gigantesque “piscine” radioactive pour y accueillir des milliers de tonnes de combustible nucléaire encore tout chaud, nos concitoyens ont de quoi être surpris : n’ont-ils pas en effet appris au collège que, grâce au retraitement, 96% de la masse des combustibles usés de l’industrie électronucléaire seraient recyclés pour produire de l’énergie et que les 4% restants, dits « déchets ultimes » seraient vitrifiés et stockés dans un trou profond de la taille d’une « piscine olympique » ?

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BELLEVILLE SUR LOIRE, LA CONSÉQUENCE DE LA FAILLITE DE LA DOCTRINE DU RETRAITEMENT

Benjamin Dessus, Le Club Mediapart, lundi 19 février 2018

En apprenant qu’EDF va ouvrir une gigantesque piscine à Belleville sur Loire, pour y accueillir des milliers de tonnes de combustible nucléaire encore tout chaud, nos concitoyens ont de quoi être surpris. Ils avaient tous appris au collège que, grâce au retraitement, 96% de la masse des combustibles usés de l’industrie électronucléaire seraient recyclés pour produire de l’énergie. Les 4% restants, dits « déchets ultimes » seraient vitrifiés et stockés dans un trou profond de la taille d’une « piscine olympique » (1).

Alors pourquoi La Hague et ses immenses piscines, qui accueillent déjà une centaine de cœurs de réacteurs usés, pourquoi Cigeo avec ses dizaines de km de galeries souterraines et maintenant cette nouvelle annonce ?

Pour comprendre, il faut remonter à la fin des années 50. A son retour en 1958, le général de Gaulle officialise le programme de la bombe atomique française. La France choisit de se constituer un stock de quelques tonnes de plutonium (2) qui s’élabore lentement dans les réacteurs nucléaires « graphite gaz » électrogènes fonctionnant à l’uranium enrichi. En 1958, une petite usine de séparation du plutonium est construite à Marcoule, bientôt relayée par une installation plus ambitieuse à la Hague en 1966 et la première bombe française explose au Sahara en 1960. Dès la fin des années 60 l’armée dispose d’assez de plutonium pour son programme d’armes atomiques.

Heureusement le développement rapide du nucléaire civil en France, appuyé sur une perspective d’augmentation foudroyante des besoins d’électricité (une multiplication par 5 en 30 ans), ouvre un débouché sans précédent au retraitement. En 2000 nous disent les économistes du CEA, les besoins d’électricité en France dépasseront 1000 TWh. Vu la crise pétrolière, il faudra disposer d’un parc d’au moins 120 GW de nucléaire , d’où un risque fort de pénurie d’uranium si les États-Unis, le Japon, l’Allemagne l’Angleterre suivent le même chemin que nous.

Le retraitement offre la solution rêvée, nous disent-ils, aussi bien pour le court terme qu’à plus longue échéance. En effet, avec le plutonium issu de la Hague on peut fabriquer un combustible nouveau, le MOX, mélange d’uranium appauvri et de plutonium, qu’on peut brûler dans nos réacteurs REP à la place de l’UOX, sans attaquer les réserves mondiales du précieux minerai. Et puis, passé l’an 2000, les réacteurs à neutrons rapides qui brûlent un mélange de plutonium et d’uranium naturel permettront d’accéder à l’énorme potentiel encore inutilisé que recèle l’uranium sous la forme de son isotope U238 qui en constitue 99%. D’où le programme des surgénérateurs avec la construction de Rapsodie (1967, 24 MW thermiques), puis de Phénix (1973, 600 MW électriques) et de SuperPhénix (1984,1240MW électriques), en préfiguration d’un parc très important de surgénérateurs qui vont rendre cette ressource d’uranium et de plutonium pratiquement inépuisable. L’aval du cycle nucléaire serait ainsi bouclé.

Cinquante ans plus tard où en est-on ?

Contrairement aux prévisions délirantes des atomistes des grands corps de l’État , aujourd’hui la France consomme moins de 500 TWh d’électricité et la production nucléaire mondiale, loin d’atteindre les sommets prévus, après un pic autour des années 2000 vers 2750 TWh, décline chaque année (2300 TWh en 2016). La pénurie d’uranium ne s’est pas produite et son prix supposé exploser dès 2000 reste bas, autour de 40$/kg.

Quant au programme des surgénérateurs, il s’est soldé par un échec retentissant avec l’arrêt de Superphénix en 1997.

Le CEA nous parle aujourd’hui d’un nouveau prototype de réacteur rapide de 200 MW (contre 1240 pour Superphénix) vers 2040, si tout va bien… Rien n’est moins sûr, mais en tout état de cause on ne peut guère compter y recourir massivement avant 2060 ou 2070.

Dans ce contexte, pas étonnant que rien n’ait marché comme prévu.

On a vite renoncé à retraiter une part importante du combustible UOX usé et la totalité du combustible MOX usé car le plutonium et l’uranium qu’on aurait pu en tirer n’auraient trouvé preneur ni en France, ni à l’étranger.

D’où une accumulation non prévue de ces combustibles, sans même compter l’uranium de retraitement qu’il faut bien stocker quelque part en attendant l’émergence éventuelle d’une filière industrielle compétitive de réacteurs rapides…

Et ce stockage se révèle bien plus problématique que prévu. C’est déjà le cas pour le combustible usé UOX, qui à la sortie du réacteur, dégage encore beaucoup de chaleur : il faut impérativement le refroidir au minimum 5 ans dans des piscines par circulation d’eau avant son renvoi au retraitement. Mais, si l’on renonce à le retraiter, c’est 50 ans de stockage en piscine qu’il faut alors prévoir avant d’envisager un stockage passif à l’air.

Et c’est encore bien pire avec le MOX qui contient beaucoup plus de plutonium que l’UOX ce qui lui confère une radioactivité sans commune mesure avec celle de l’UOX, avec deux conséquences majeures :
• La multiplication par 3 des risques d’accident de criticité (explosion du combustible en absence de refroidissement) avec des conséquences potentielles de dissémination de particules de plutonium qui font froid dans le dos,
• La nécessité d’une beaucoup plus faible densité de colis de MOX dans les piscines et leur maintien sous l’eau pour 150 ans et non plus 50 ans.

La donne a donc complètement changé : sur la période 1980- 2015, 3% des matières « valorisables » issues du retraitement l’auront été réellement, alors que le discours officiel évoque toujours une valorisation de 96% de l’ensemble des combustibles usés. Le laps de temps d’une dizaine d’années initialement prévu entre deux retraitements successifs passe à 100 ou 200 ans, voire même à l’infini.

Et pendant ce temps il faut trouver des palliatifs toujours présentés comme provisoires, mais tout aussi régulièrement prolongés de dizaines d’années, au rythme des déboires de cette fameuse doctrine de « bouclage du cycle nucléaire ». Belleville n’en est qu’un avatar supplémentaire, sûrement pas le dernier.

Ne serait-il pas temps de nous réinterroger sur la pertinence d’un dogme (3) auquel personne ne croît manifestement plus et qui n’a plus guère pour fonction que d’éviter de poser la question incontournable d’une réorientation des activités des usines de la Hague et de Melox, en particulier vers le problématique démantèlement des réacteurs ?

Benjamin Dessus, ingénieur et économiste, est président d’honneur de Global Chance.

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Notes

(1) Anne Lauvergeon, The Times, 22 mars 2010

(2) Dont il faut une dizaine de kg pour réaliser une bombe...

(3) Voir en particulier La poursuite du retraitement des combustibles nucléaires se justifie-t-elle encore aujourd’hui ?, Benjamin Dessus, note de travail, vendredi 16 février 2018

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Global Chance, mai 2011

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