Après Fukushima, état des lieux du nucléaire dans le monde

, par  Andreas Andreas Rüdinger

Avant la catastrophe de Fukushima Daiichi, et quand bien même plusieurs facteurs – tels que la prise de conscience grandissante de la réalité et des effets négatifs du changement climatique, des prix du pétrole toujours plus élevés et une demande d’électricité toujours plus importante, notamment dans les pays émergents – auraient pu contribuer à un “regain” du nucléaire, les chiffres ne confirmaient pas ce regain : seuls 64 réacteurs étaient en construction en 2011, contre un record historique de 233 projets en cours en 1979 ; les nouvelles mises en service de centrales, depuis 2020, ne compensaient pas les arrêts définitifs de réacteurs ; et la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité mondiale (13 % en 2009) était en déclin depuis plusieurs décennies, et désormais inférieure à la production d’électricité renouvelable (19,5 %).
Cette tendance au déclin devrait s’accentuer après Fukushima, en particulier en Europe et aux États-Unis, compte tenu de l’évolution des opinions publiques, des exigences accrues de sûreté pesant sur la filière nucléaire, et de son manque de compétitivité – due à des coûts croissants – face à des options alternatives telles que les renouvelables. Partout dans le monde, y compris dans des pays tels que la Chine et éventuellement l’Inde, où les perspectives du nucléaire demeurent vivaces, Fukushima a changé la façon de penser le nucléaire, sa sûreté, son économie et son avenir : après Fukushima s’impose pour tous les pays la nécessité de réfléchir à l’après nucléaire.

Sur cette page :
Emmanuel Guérin et Andreas Rüdinger : Après Fukushima, état des lieux du nucléaire dans le monde
Pour aller plus loin : Changer de paradigme | Les Dossiers de Global-Chance.org

APRÈS FUKUSHIMA, ÉTAT DES LIEUX DU NUCLÉAIRE DANS LE MONDE

Emmanuel Guérin et Andreas Rüdinger, in « Regards sur la Terre 2012 – Développement, alimentation, environnement : changer l’agriculture ? », Éd. Armand Colin, avril 2012, pp. 88-92


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Où en est le nucléaire dans le monde après l’accident de Fukushima, en mars 2011  ? La réponse à cette question change évidemment selon le point de vue considéré, que l’on s’intéresse aux positions des gouvernements, aux stratégies industrielles des différents acteurs de la filière nucléaire et énergétique ou aux opinions publiques. Elle change surtout en fonction de la zone géographique étudiée.

D’après un sondage d’opinion réalisé par Ipsos entre le 6 et le 21 mai 2011 dans 24 pays (1), seuls 38 % des 18 787 personnes interrogées soutiennent « beaucoup », ou « un peu », le recours au nucléaire civil pour produire de l’électricité (48 % soutiennent l’utilisation du charbon, 80 % le gaz naturel, 91 % l’hydraulique, 93 % l’éolien et 97 % le solaire). Seuls trois pays disposent d’une majorité en faveur du nucléaire  : l’Inde, avec 61 % d’opinions favorables, la Pologne, 57 % et les États-Unis, 52 %. Les trois pays où l’opposition au nucléaire est la plus forte sont l’Allemagne, avec 79 % d’opinions négatives, l’Italie, 81 % et le Mexique, 82 %.

Avant l’accident dans la centrale de Fukushima Daiichi, plusieurs facteurs auraient pu contribuer au “regain” du nucléaire  : la prise de conscience grandissante de la réalité et des effets négatifs du changement climatique  ; des prix du pétrole toujours plus élevés  ; une demande d’électricité toujours plus importante, notamment dans les pays émergents, etc. Mais les chiffres ne confirment pas ce regain. Globalement, seuls 64 réacteurs étaient en construction en 2011, contre un record historique de 233 projets en cours en 1979. Depuis 2002, les nouvelles mises en service de centrales ne compensaient pas les arrêts définitifs de réacteurs. Depuis plusieurs décennies, la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité mondiale (13 % en 2009) est en déclin et est inférieure à la production d’électricité renouvelable (19,5 %).

D’après le même sondage Ipsos, dans seulement un quart des cas au total (26 %), les personnes qui se déclarent aujourd’hui contre le nucléaire affirment avoir changé d’avis suite à l’accident de Fukushima (2). Mais les positions gouvernementales ne reflètent pas toujours les sondages d’opinion. Les réactions des différents pays ont été très diverses. Impossible, ici, de faire le tableau exhaustif des évolutions en cours dans le monde. Nous nous en tiendrons donc à l’analyse des principaux pays.

Baisse du nucléaire en Europe et aux États-Unis

En Europe, l’accident de Fukushima va probablement accélérer une tendance à la baisse du nucléaire déjà bien amorcée. Cette accélération est réelle dans plusieurs pays qui ont décidé de sortir du nucléaire civil (Allemagne, Belgique, Italie, Suisse). Dans d’autres pays, comme la France, la sortie du nucléaire ne se pose pas dans les mêmes termes, étant donné la place – 75 % environ – qu’il occupe dans la production d’électricité. Mais Fukushima suscite un débat politique, dont l’issue reste incertaine.

Globalement, en Europe, les nouvelles exigences de sécurité dans un monde post-Fukushima remettent en cause les projets de prolongation de durée de vie du parc nucléaire existant (âgé de vingt-huit ans en moyenne). Mais, même en supposant une durée de vie de quarante ans en moyenne, il faudrait remplacer la majeure partie des 136 réacteurs en service en Europe avant 2025 correspondant à une puissance de 129 GW. Or seules six nouvelles centrales, pour une puissance totale de 6 GW, sont actuellement en construction (3)  ; c’est-à-dire moins que les huit centrales mises à l’arrêt en Allemagne en mars 2011 (qui totalisent 8,8 GW) (4). Étant donné le temps de construction très long des centrales nucléaires, la part du nucléaire sera inévitablement plus faible en 2025 qu’aujourd’hui.

Aux États-Unis, les mêmes causes produisent les mêmes effets. S’y ajoutent cependant un certain nombre de spécificités locales. L’industrie nucléaire américaine vient à peine de sortir d’un vaste programme de remise aux normes de ses centrales pour en améliorer la sécurité, suite aux attentats du 11 septembre 2001. Là encore, étant donné les exigences de sécurité plus élevées, il est peu probable que la durée de vie du parc nucléaire existant puisse être beaucoup prolongée.

Concernant les projets de construction de nouvelles centrales, il existe deux obstacles majeurs. D’une part, la découverte d’abondantes ressources de gaz non conventionnels a considérablement baissé le coût des énergies fossiles, ce qui remet en cause les projets de centrales nucléaires. D’autre part, dans le contexte politique actuel marqué par l’opposition des Républicains, il est quasiment impossible de financer des projets de construction d’infrastructures par des partenariats public-privé. Le nucléaire n’est pas le seul à souffrir de l’absence de soutien public mais, étant donné le niveau et la nature des coûts du nucléaire, il en est l’une des principales victimes.

Augmentation en Chine...

Dans les pays émergents, l’accident de Fukushima a suscité une réévaluation des risques nucléaires sans toutefois remettre en cause leur intention de poursuivre, voire d’intensifier, leurs programmes nucléaires. C’est le cas aussi bien en Chine qu’en Inde.

La Chine dispose de 14 réacteurs nucléaires en fonctionnement et 34 projets de construction de nouvelles centrales ont déjà été approuvés, dont 26 sont en cours de construction. En 2010, la capacité nucléaire totale installée était de 10,8 GWe (gigawatt électrique, correspondant à la production de puissance électrique), et la part du nucléaire dans la production d’électricité était encore très faible  : environ 2 %. Mais le gouvernement prévoit une augmentation rapide et massive des capacités nucléaires installées  : une multiplication par six environ du niveau actuel dès 2020, 200 GWe en 2030 et 400 GWe en 2050. Si, en valeur absolue, le développement du nucléaire est spectaculaire, en valeur relative, la part du nucléaire dans la production d’électricité devrait rester faible  : 3,75 % en 2020.

En dépit d’une volonté politique non entamée de poursuivre et intensifier le développement du nucléaire, le gouvernement chinois a dû donner des gages à une opinion publique et à une communauté internationale de plus en plus méfiantes et inquiètes. L’objectif 2020, qui avait été fixé en 2008 à 40 GWe, et avait été relevé à 70-80 GWe en 2010, a été de nouveau baissé à 60-70 GWe. Après Fukushima, le gouvernement a lancé une série de tests sur la sûreté des centrales existantes, menée à son terme sans qu’aucune défaillance ou déficience n’ait été officiellement relevée. Il en a été de même sur les projets en cours de construction. Elle a en revanche suspendu l’approbation de nouveaux projets jusqu’à la publication prochaine d’une nouvelle stratégie nationale sur le nucléaire.

... et en Inde

L’Inde dispose de vingt réacteurs en fonctionnement, pour une capacité totale installée de 4,5 GWe. 39 projets de centrales sont aujourd’hui en cours de construction, approuvés ou à un stade avancé de la discussion, pour un total de 45 GWe. La part du nucléaire dans la production d’électricité est également faible  : environ 2,5 %.

Le développement du nucléaire en Inde a longtemps été compliqué et ralenti par son absence de participation au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. L’Inde a ainsi été exclue pendant près de trente-sept ans du commerce des composants et des combustibles nucléaires. Le pays a donc construit sa filière de manière autonome, en développant notamment le cycle du thorium, ressource dont elle dispose sur son territoire, à la différence de l’uranium. Un accord international trouvé en 2008 a mis fin à cette situation d’autarcie et pourrait accélérer le développement du nucléaire en Inde.

Fukushima n’a pas provoqué d’inflexion significative dans la stratégie nucléaire indienne. Tout juste le gouvernement a-t-il pris le temps d’effectuer une revue de la sûreté des centrales existantes. Elles ont toutes été déclarées sans risque et, contrairement à la Chine, la construction de nouvelles centrales n’a pas été suspendue. Les mouvements sociaux et environnementaux sont en revanche beaucoup plus structurés en Inde qu’en Chine, et des manifestations ont eu lieu récemment, notamment à Kudankulan, pour s’opposer à la construction de nouvelles centrales.

Fukushima a profondément ébranlé la sûreté du nucléaire...

En dépit de ces variations géographiques, partout, Fukushima a changé la façon de penser le nucléaire, sa sûreté, son économie et ses perspectives industrielles.

Toute réflexion sur la sûreté nucléaire doit être la combinaison d’un raisonnement sur la gravité du risque et sa probabilité.

Résultat de défaillances en cascade, l’accident de Fukushima a été classé comme accident majeur de niveau 7, le plus élevé sur l’échelle internationale des événements nucléaires (INES). Il y a vingt-cinq ans, l’accident de Tchernobyl pouvait sans mal être imputé aux défaillances d’un système soviétique désuet et sur le déclin. Mais l’accident de Fukushima s’est produit dans un pays moderne, qui d’habitude maîtrise les plus hautes technologies et est particulièrement prévoyant vis-à-vis des catastrophes naturelles. C’est aussi pour cela que Fukushima, plus que Tchernobyl, ébranle les certitudes de certains et leur confiance dans le nucléaire. Les conflits d’intérêts manifestes entre l’opérateur – TEPCO – et le régulateur, ne permettent pas de tenir l’accident de Fukushima à distance, et d’en imputer toute la responsabilité aux seuls Japonais.

Au-delà de la gravité du risque nucléaire, c’est tout le raisonnement sur la probabilité d’occurrence d’un accident qui est remis en cause par Fukushima. Jusqu’alors, et malgré les accidents de Three Mile Island (États-Unis, 1979) et de Tchernobyl (Ukraine, 1986), la probabilité d’accident était jugée extrêmement faible, le risque d’un accident majeur étant défini par une probabilité d’un millio­nième par réacteur et par an. Comme l’a affirmé André-Claude Lacoste, directeur de l’Agence de sûreté nucléaire française  : « Personne ne pourra jamais garantir qu’il n’y aura jamais d’accident nucléaire en France. » (5)

Après Fukushima, garantir la sûreté d’une centrale nucléaire ne peut plus consister à évaluer la probabilité d’un événement et à prévoir les moyens d’y répondre. Il faut aussi être capable de réagir face à une combinaison d’événements imprévus, risquant d’entraîner un accident nucléaire. Fukushima a d’ailleurs montré que le risque de défaillance ne se cantonne pas à l’intérieur du réacteur, remettant ainsi en cause l’architecture des dispositifs de contrôle et de secours dans leur ensemble.

... son économie ...

Puisque les normes de sûreté ne pourront plus être les mêmes qu’avant, l’accident de Fukushima modifie également l’équation économique du nucléaire. Avant Fukushima, le nucléaire était déjà caractérisé par ce qu’Arnulf Grubler appelle « l’effet de désapprentissage industriel du nucléaire » (6). L’apprentissage industriel suppose une baisse régulière des coûts par vagues d’innovations successives sous l’effet des économies d’échelle. On observe aujourd’hui cette baisse des coûts sur la plupart des énergies renouvelables. À l’inverse, la prise en compte de nouveaux facteurs de risques conduit à une augmentation régulière des coûts de construction du nucléaire depuis les années 1970.

Au-delà des coûts directs liés à la construction ou au renouvellement de centrales intégrant des normes de sûreté plus exigeantes, Fukushima pourrait également conduire les États, qui assurent les opérateurs nucléaires vis-à-vis du risque d’accident et de la gestion des déchets, à les responsabiliser davantage et à revoir leurs obligations de provisionnement. Sous l’effet de ces deux tendances, les courbes de coût de l’électricité produite à partir de centrales nucléaires et à partir des énergies renouvelables devraient se croiser dans la prochaine décennie.

... et ses stratégies industrielles

En dépit d’une certaine forme d’attentisme de court terme et de façade, le nucléaire a donc de beaux jours devant lui en Chine et en Inde. Mais la Chine, avec ses 78 projets de centrales – pour un total de 88 GWe –, sera-t-elle le sauveur de l’industrie nucléaire mondiale  ? Si le développement du programme nucléaire chinois s’est fait initialement à partir de technologies étrangères, d’origine française puis américaine, les Chinois sont de plus en plus autonomes dans la conception, la construction et les autres aspects du cycle. Toute coopération internationale avec des entreprises étrangères inclut des clauses de transferts de technologie – et de compétences nécessaires pour le maniement de la technologie.

Les ambitions des pays émergents, Chine et Inde en tête, répondent donc avant tout au désir de structuration d’une filière industrielle autonome, la part du nucléaire y étant in fine bien trop limitée pour constituer la réponse fondamentale au double enjeu de la sécurité d’approvisionnement énergétique et de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cette stratégie industrielle limite grandement le potentiel d’exportation des acteurs nucléaires occidentaux qui, étant données les perspectives de réduction du nucléaire en Europe et aux États-Unis, sont pourtant obligés de trouver des relais de croissance à l’export s’ils veulent rester compétitifs.

Toujours d’après le même sondage Ipsos, seules 27 % des personnes interrogées estiment que l’énergie nucléaire est une option viable à long terme pour produire de l’électricité. En France, 86 % des personnes interrogées déclarent que le nucléaire est une source de production d’électricité qui deviendra – « progressivement » ou « rapidement » – obsolète.

Ce résultat prouve la nécessité pour tous les pays de réfléchir à l’après nucléaire. Pour être apaisé, et surtout pertinent, ce débat ne doit pas porter uniquement sur la question du nucléaire. Il doit porter plus largement sur l’évolution des systèmes énergétiques, la maîtrise de la demande et le développement des énergies renouvelables, ainsi que sur le projet économique d’avenir et sur le modèle de société de demain. Ce débat existe dans certains pays. Aux autres de les suivre.

Notes

(1) Argentine, Australie, Belgique, Brésil, Canada, Chine, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Hongrie, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Pologne, Russie, Arabie saoudite, Afrique du Sud, Corée du Sud, Espagne, Suède, Turquie et États-Unis.

(2) Au sein de cette population désormais hostile au nucléaire, la proportion de personnes ayant changé d’opinion récemment est d’autant plus forte que la proximité géographique avec le Japon est grande  : 66 % des Coréens contre le nucléaire, 52 % des Japonais, 52 % des Chinois, 50 % des Indiens. En revanche, seuls 16 % des Allemands hostiles au nucléaire (qui représentent 79 % de la population allemande) le sont devenus suite à Fukushima.

(3) Deux EPR en France et en Finlande (3,2 GW)  ; deux réacteurs en Slovaquie (0,78 GW) et deux réacteurs en Ukraine (1,9 GW).

(4) Il n’est pas question ici de comparer uniquement les centrales en construction actuellement et les centrales mises à l’arrêt en 2011. étant donné l’âge du parc, il est probable qu’un grand nombre de centrales ne seront plus en fonction dans les prochaines décennies. Et compte tenu des délais de réalisation des projets nucléaires, il est peu probable qu’ils puissent compenser les sorties définitives.

(5) Citation du 30 mars 2011, à l’occasion de la présentation du rapport sur la sûreté nucléaire devant l’Assemblée nationale.

(6) Grubler A., septembre 2010, « The Costs of the French Nuclear Scale-up : A Case of Negative Learning by Doing », Energy Policy, vol. 38, Issue 9, p. 5174-5188.

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Énergie, Environnement, Développement, Démocratie : changer de paradigme pour résoudre la quadrature du cercle (Manifeste publié en ligne le 1er mai 2014)

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