La crise de l’énergie n’a pas de solution technique

, par   Benjamin Dessus

Benjamin Dessus
Manière de voir, n°112, août-septembre 2010 : Le temps des utopies

Fusion thermonucléaire, pile à combustible, captage et stockage du gaz carbonique dans le sous-sol terrestre ou par la biomasse, etc., les gourous ne manquent pas qui prétendent résoudre technologiquement la crise de l’énergie. Et s’il s’agissait d’abord et surtout d’un choix de société ?


Note de la rédaction de www.global-chance.org : la version originale de cet article a été publiée en janvier 2005 sous le titre « L’alibi politique des utopies technologiques » par Le Monde diplomatique, dont Manière de voir est la revue bimestrielle.


Pétrole à 50 dollars le baril, réchauffement climatique, alerte au terrorisme nucléaire, pollution des villes : tous les clignotants énergétiques sont au rouge. Alors, comme dans toutes les périodes de crise, apparaissent de nouveaux prophètes qui, pour peu qu’on les écoute, affirment qu’ils vont nous sauver du désastre annoncé. C’est évidemment dans la science et la technologie qu’ils trouvent leur inspiration. De la fusion thermonucléaire contrôlée à l’enfouissement dans le sous-sol terrestre du gaz carbonique émis par nos centrales à charbon, de la “civilisation de l’hydrogène” aux satellites solaires, ces nouveaux gourous et leurs adeptes nous proposent une large panoplie de “solutions” au problème mondial de l’énergie.

Les zélateurs de ces solutions, plus ou moins vraisemblables au regard des lois de la physique, leur attribuent quelques caractéristiques évidemment alléchantes :
• une capacité potentielle à résoudre, définitivement ou presque, et pour des siècles sinon pour l’éternité, les problèmes énergétiques croissants auxquels l’humanité va se trouver confrontée ;
• une totale innocuité environnementale, la très faible probabilité d’occurrence et la bénignité des accidents qui pourraient éventuellement survenir ;
• un très faible coût, dès que seraient franchies les étapes indispensables de la démonstration de faisabilité et du développement industriel.

Reste, bien entendu, à trouver les ressources financières pour franchir ces étapes... Mais, compte tenu de l’ampleur des enjeux, ce n’est là qu’une goutte d’eau puisque, dans une fourchette de trente à cent ans selon les technologies proposées, l’humanité sera définitivement à l’abri de tout souci énergétique. Comment ne pas être convaincu par ces perspectives enthousiasmantes ?

Comme tout le monde, ou presque, admet sans discussion l’ampleur des enjeux en question, le débat se focalise sur les chances du succès, sur son échéance, sur les coûts de mise au point, voire sur le pays qui aura l’avantage et l’honneur d’implanter sur son sol les premiers prototypes. C’est le cas aujourd’hui pour l’International Thermonuclear Experimental Reactor (ITER), le fameux projet de fusion thermonucléaire : devant le refus des Etats-Unis et du Japon de participer à l’aventure, le gouvernement français vient de proposer de doubler sa mise initiale de 457 millions d’euros pour le financement de la construction du réacteur à Cadarache. Cette somme de 914 millions d’euros représente, au rythme actuel, plus de trente années de financement de la recherche menée en France sur les énergies renouvelables.

En revanche, personne, en France, ne semble s’être un instant posé la question de savoir pourquoi le Japon et les Etats-Unis, pourtant impliqués dès l’origine de ce projet, le quittaient sur la pointe des pieds. Or c’est bien là que se situe le problème ! Il est bon de supputer les chances de succès, mais il est encore plus important d’analyser ses conséquences. Pour réaliser la réaction prévue dans l’ITER, il faut faire fusionner deux atomes : l’un de deutérium, que l’on trouve en très petite quantité dans l’eau de mer ; l’autre de tritium, introuvable sur terre et que l’on se propose de produire à partir de lithium.

On obtient ainsi, par fusion, de l’hélium et des neutrons de très grande énergie qu’il faut ensuite capter, puis transformer en chaleur pour produire de la vapeur ou un gaz à haute température. Puis il faut détendre le tout dans une turbine, pour enfin produire de l’électricité. Mais à quel coût énergétique ? Les publications des tenants de ce projet sont muettes sur cette question cruciale.

On omet aussi de dire qu’un tel réacteur produit des neutrons dix fois plus puissants que ceux des réacteurs de fission. Ils vont fragiliser et user très rapidement les parois du réacteur, qu’il faudra remplacer régulièrement. Or l’impact des neutrons sur le métal transforme à son tour ce dernier en produit radioactif... À chaque opération de remplacement des parois (un cinquième environ tous les ans), on déchargera une masse de matériaux usés dont la radioactivité sera de l’ordre de grandeur de celle d’un coeur des centrales actuelles à fission. On évite enfin soigneusement de mettre en débat les moyens de se prémunir contre les risques de prolifération qu’engendre le tritium, composant très apprécié à petites doses (quelques grammes) des bombes atomiques “modernes”...

En cas de “succès”, on le voit, la solution proposée risque de soulever des difficultés encore plus redoutables que la question de départ : celle de l’approvisionnement mondial en énergie. Surtout, personne n’imagine une diffusion massive de la technologie de fusion avant la fin de ce siècle, alors que, si l’on veut éviter la catastrophe, l’action à engager pour lutter contre le changement climatique est d’une urgence absolue.

Qu’en est-il de l’hydrogène et de la pile à combustible ? Certes, la recherche a permis des progrès importants depuis une dizaine d’années. Ainsi, les piles à combustible transforment l’hydrogène en électricité avec des rendements bien supérieurs à ceux des moteurs à essence : 60 %, contre 35 à 40 % pour ces derniers. Mais on oublie la plupart du temps de rappeler que l’hydrogène n’existe pas à l’état libre dans la nature, et qu’il faut donc l’extraire soit des hydrocarbures, soit de l’eau ; que cela va entraîner des dépenses d’énergie, de grosses dépenses, et donc créer de nouveaux problèmes.

Si l’on part du méthane, par exemple, on obtiendra de l’hydrogène avec un rendement de l’ordre de 60 % : on consommera donc une ressource fossile que l’on voudrait économiser, et, d’autre part, la réaction dégage du gaz carbonique que l’on voudrait éviter. Il faut dépenser environ 5 kWh de chaleur pour obtenir 1 m3 d’hydrogène, à son tour susceptible de fournir 3 kWh de chaleur par combustion, ou 1,8 kWh d’électricité dans une pile à combustible. Si l’on part de l’eau, le plus simple est de la décomposer avec de l’électricité, par électrolyse, afin de séparer l’oxygène de l’hydrogène. Mais il faut, avec les techniques actuelles, environ 5 kWh d’électricité pour obtenir 1 m3 d’hydrogène. Et la production de l’électricité nécessaire entraîne à son tour des pertes.

Si l’électricité est d’origine fossile, la dépense totale d’énergie par m3 atteint de 7,7 à 9 kWh, avec une émission associée de 2,4 à 2,8 kg de CO2. Si elle est d’origine nucléaire, pas d’émissions mais... les risques spécifiques du nucléaire. Si elle est d’origine renouvelable, elle échappe aux deux critiques précédentes, mais laisse en suspens le problème du rendement global, de l’intermittence et de la dispersion de certaines de ces sources (solaire, éolien) qui s’accommodent mal des procédés industriels de fabrication d’hydrogène. Bref, le bilan global de l’opération est loin d’être aussi brillant que ce que l’on veut bien nous dire. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’existe aucun espace pour cette innovation : des créneaux d’utilisation s’ouvriront sûrement à la fois pour les transports et la production décentralisée d’électricité, mais, dans les cinquante ans qui viennent, ils risquent fort de rester limités.

Même problématique avec le captage et le stockage dans le sous-sol terrestre du gaz carbonique (CO2) produit par les centrales thermiques à charbon ou à gaz, souvent présentés comme la solution miracle et à portée de la main, pour glisser nos émissions sous le tapis et éviter le réchauffement climatique sans nous restreindre en énergie. On devrait pouvoir stocker une bonne part du CO2 produit par ces centrales, mais à condition d’admettre un surcroît de consommation d’énergies fossiles de 20 à 30 % (et donc de gaz carbonique) nécessaires à la séparation du CO2 des fumées, et au transport jusqu’aux puits pétroliers à sec où l’on pense les stocker.

À première vue, compte tenu de l’extension des besoins d’électricité mondiaux, qui seront très probablement satisfaits à partir d’énergies fossiles, 20 % des émissions cumulées de CO2 du siècle prochain (soit 10 % des émissions totales de gaz à effet de serre) pourraient être concernées par cette technique si elle se répandait systématiquement au niveau mondial. Mais, quand on examine les capacités de stockage dans les champs pétroliers (les plus maîtrisées à l’heure actuelle), il faut, pour deux raisons, modérer son enthousiasme.

La première est la localisation des puits. Les cartes des centrales thermiques et des puits pétroliers se recouvrent en effet très mal, sauf dans certaines régions du monde (les Etats-Unis, par exemple) : les capacités de stockage du Proche-Orient ou de la Russie sont éloignées de plusieurs milliers de kilomètres des grands centres de concentration humaine ou industrielle européens ou asiatiques où seront implantées la plupart des centrales.

Des pays comme la Chine ou l’Inde, qui devraient multiplier le nombre de leurs centrales à charbon, disposent de très peu de capacités de stockage dans les champs d’hydrocarbures par rapport à leurs émissions de CO2. Par ailleurs, le stockage doit respecter la dynamique de déplétion des puits en activité. Si l’on tient compte de ces contraintes, on s’aperçoit que la quantité réellement stockable de CO2 se réduit comme peau de chagrin, pour tomber autour de quelques pour cent des émissions cumulées du xxie siècle. On peut certes envisager d’autres sites de stockage, comme les aquifères salins, les veines de charbon inexploitées, ou même les fosses océaniques, mais là on est encore dans l’incertitude sur les risques environnementaux associés. Cela ne veut évidemment pas dire que le captage-stockage du CO2 n’est pas une bonne solution industrielle ponctuelle, mais elle a peu de chances de modifier fondamentalement le problème de la réduction indispensable des émissions de CO2 au cours de ce siècle.

Dernier exemple : celui du stockage de CO2 par la biomasse. L’idée est simple et ne suppose même pas de révolution technologique : replanter des forêts partout où c’est possible. Pendant qu’elles poussent, on stocke du CO2. Bien entendu, il faut un jour, cinquante ou cent ans après, les couper, sinon elles finiront par pourrir sur place. On peut en faire des charpentes ou des meubles, et continuer ainsi à stocker le carbone pour un temps, ou bien brûler le bois. On largue certes à nouveau le CO2 dans l’atmosphère, mais il sera réabsorbé par la repousse de la forêt, et on économise des combustibles fossiles. Mais où faire pousser en masse des forêts ? On s’aperçoit bien vite que, pour dégager les centaines de millions d’hectares nécessaires, en particulier en Afrique, en Amérique latine et en Asie, il faut impérativement que les rendements agricoles de ces régions atteignent des valeurs comparables aux valeurs européennes.

Pour être significatif sur le plan mondial, un tel scénario suppose donc une très forte intensification de l’agriculture des pays en voie de développement. Mais cette intensification, si elle a quelques conséquences positives, a aussi des effets pervers, par exemple sur l’emploi de deux milliards de paysans. On voit vite que l’importance réelle de la solution “stockage par la biomasse” dépend de considérations qui la dépassent complètement.

Deux constats à travers ces exemples : la fascination pour le progrès technique semble faire disparaître tout sens critique ; le goût immodéré pour le “y a qu’à faire ceci ou cela”, mais de préférence chez les autres. Les médias s’emparent volontiers de ces utopies, souvent avec la complicité des grands organismes de recherche, trop contents de “faire rêver” le grand public. Quant aux politiques, ils s’en délectent. L’utopie des “lendemains qui chantent” leur a servi longtemps de tremplin électoral. Aujourd’hui, dans une société occidentale qui, malgré les progrès considérables de sécurité dont elle bénéficie, par exemple en termes d’espérance de vie, se laisse entraîner dans l’anxiété généralisée, c’est plutôt de nos cauchemars que ces mêmes politiques proposent de nous protéger.

Alors, face à des risques majeurs susceptibles de remettre en cause nos modes de vie, quoi de plus efficace pour le responsable politique que de promettre la sortie de crise par la science et la technique, au besoin dans cinquante ou quatre-vingts ans ? Il peut bien se permettre de dresser un tableau alarmiste des catastrophes qui nous guettent et de donner ainsi corps à nos pires cauchemars. Mais il est immédiatement capable d’y apporter une réponse conceptuellement simple, à fort contenu scientifique, gage de sérieux. Et cette réponse permet, en reportant sur la science et sur les autres la solution du problème, d’éviter de remettre en cause les modes de vie actuels de ses électeurs...

Telle est bien la vraie question. Car, même en cas de succès, les réponses apportées par ces nouvelles technologies resteront partielles et trop tardives. Pour conjurer nos cauchemars, plutôt que de nouvelles incantations et de nouveaux prophètes, c’est de choix de société que nous avons besoin : s’attaquer dès maintenant à nos modes de vie et de consommation, engager des programmes sérieux de maîtrise de l’énergie, bref impliquer les citoyens et les consommateurs que nous sommes dans la réflexion et l’action collective.

C’est manifestement plus difficile... On le voit bien avec l’envolée des cours du pétrole à laquelle le gouvernement français a réagi par une absence totale de politique d’économie d’énergie dans les transports, par des réductions de taxes pour les professions électoralement sensibles et par l’annonce du doublement de la participation française dans l’ITER. Il lui semble plus réaliste et plus efficace de renforcer la recherche sur la fusion - pour diminuer, dans quatre-vingts ans peut-être, la pression sur les carburants - que d’inciter, sérieusement et dès maintenant, les constructeurs à fabriquer des voitures bien plus économes, ce qu’ils savent faire, et les automobilistes à utiliser davantage leurs pieds ou les transports en commun.

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