Vieillissement des aciers sous irradiation Risque de rupture des cuves des réacteurs nucléaires

, par   Thierry de Larochelambert

Résumé – Cette étude a pour but de faire le point sur les travaux de recherche mondiaux les plus récents et les plus approfondis sur le vieillissement thermique des aciers sous irradiation, effectués sur la base des méthodes de mesure les plus performantes (comme la tomographie à sonde atomique et les microscopies à balayage électronique) et des simulations numériques les plus précises de l’échelle nanométrique à l’échelle de la cuve. Ces travaux révèlent et confirment un vieillissement accéléré de ces aciers fortement irradiés par le bombardement neutronique au-delà d’une fluence de 6*(10^19) neutrons/cm², qui se traduit par des modifications des structures atomiques et cristallines des aciers, accélérant leur fragilité (augmentation de la dureté, forte baisse de la résilience - c’est à dire de la résistance aux chocs - et augmentation accélérée de la température de transition ductile-fragile). Ils concernent plus particulièrement les aciers de type 16MND5 utilisés dans les réacteurs nucléaires construits en France.
Le résultat majeur et nouveau de ces travaux est le suivant : les anciens modèles de vieillissement sous-estiment systématiquement et significativement l’augmentation de la température de transition ductile-fragile aux fluences élevées supérieures à 6*(10^19) neutron/cm² (celle déjà atteinte probablement par les cuves nucléaires de 900 MW de Fessenheim et de Tricastin) car ils ne tiennent pas suffisamment compte de la contribution de l’épanouissement lent mais massif des précipités d’impuretés MnNiSiP ("late blooming precipitates") qui suit la précipitation rapide du cuivre au sein de la matrice des aciers bainitiques des cuves induite par les déplacements des atomes dus au bombardement de neutrons aux fluences élevées, créant des ségrégations fragilisantes aux joints des grains internes de ces aciers, qui conduisent à des mécanismes de rupture intergranulaire accrue au sein de ces aciers, particulièrement lors des chocs froids sous contrainte.
D’importantes observations confirment ce phénomène dont la principale conséquence réside dans le fait que cette élévation de la température de transition ductile-fragile DeltaRTndt augmente linéairement avec la fluence neutronique aux hautes irradiations supérieures à 6*(10^19) neutrons/cm² et non avec sa racine carrée comme le prévoient les habituelles formules de prédiction de vieillissement basées sur les mesures d’éprouvettes Charpy.
Cela signifie que le vieillissement thermique des aciers sous irradiation des cuves, des couvercles, des boulons, des buses et des internes des réacteurs nucléaires accélère rapidement au-delà de 40 ans pour tous les réacteurs de 900 MW, ce qui risque de compromettre très fortement leur résistance à un éventuel choc froid sous pression car leur acier devient brusquement cassant si on les refroidit brutalement sous 60 à 80°C (voire 120°C pour les défauts de forte ségrégation d’impuretés Cu-Mn-P dénommées "veines sombres"). En conséquence, la prolongation au-delà de 40 ans des réacteurs 900 MW présente de sérieux problèmes de sécurité, avec un risque d’une rupture brutale de cuve par choc froid sous pression, qui conduirait à la perte du contrôle du réacteur et à l’accident majeur de type Fukushima.
Le démantèlement de la plus vieille centrale nucléaire REP construite en France à Fessenheim pourrait être l’occasion d’un grand projet européen de recherche expérimental sur le vieillissement thermique réel sous irradiation des aciers des réacteurs nucléaires, afin de vérifier les résultats des recherches mondiales et de tester les hypothèses de prolongation de durée de service des réacteurs nucléaires au-delà de 40 ans.

Mots-clés  : vieillissement thermique ; irradiation ; ténacité ; rupture par choc froid sous pression ; démantèlement ; prolongation de durée de service.

Abstract – The aim of this study is to take stock of the most recent and in-depth global research on the thermal ageing of steels under irradiation, based on the most advanced measurement methods (such as atomic probe tomography and scanning electron microscopies) and the most accurate numerical simulations from nanoscale up to the vessel scale. This work reveals and confirms an accelerated ageing of these steels when highly irradiated by neutron bombardment beyond a fluence of 6*(10^19) neutrons/cm², resulting in changes in the atomic and crystalline structures which accelerate their brittleness (increase in hardness, sharp drop in fracture toughness - i.e. shock resistance - and increase in the ductile-fragile transition temperature). They concern more particularly the 16MND5-type (A508-3-type equivalent) steels used in the nuclear reactors that have been built in France.
The major and new result of this work is the following : the former ageing models systematically and significantly underestimate the increase of the ductile-fragile transition temperature at high fluences higher than 6*(10^19) neutron/cm² (the one already probably reached by the 900 MW nuclear vessels of Fessenheim and Tricastin) because they do not take sufficiently into account the contribution of the slow but massive “late blooming MnNiSiP precipitates” which follows the rapid Cu precipitation in the bainitic matrix of the vessel steel induced by the atomic displacements due to the bombardment of neutrons at high fluences, creating brittle segregations at the joints of the internal grains of these steels, which lead to increased intergranular fracture mechanisms, particularly during cold stress shock.
Important observations confirm this phenomenon, the main consequence of which lies in the fact that this increase in the ductile-fragile transition temperature DeltaRTndt increases linearly with the neutron fluence at high irradiations above 6*(10^19) neutrons/cm² instead of the square root power law used in ageing prediction formulas based on Charpy V-notch impact tests.
This means that the thermal ageing of steels under irradiation of nuclear vessels, covers, bolts, nozzles and internals accelerates rapidly beyond 40 years for all 900 MW reactors, which could deeply compromise their resistance to a possible pressurized thermal shock, their steel becoming suddenly brittle if abruptly cooled down below 60 to 80°C (even 120°C for defects of strong Cu-Mn-P impurities segregation called “dark veins”). Consequently, the lifetime extension beyond 40 years of the 900 MW reactors presents serious safety problems, with a risk of a sudden vessel fracture under pressurized thermal shock, which would lead to loss of reactor control and major Fukushima-like accident.
The dismantling of the oldest PWR nuclear power plant built in France in Fessenheim could be the opportunity for a major European experimental research project on the real thermal ageing under irradiation of nuclear reactor steels, in order to verify the results of worldwide research and to test the hypotheses of extending the operation lifetime of nuclear reactors beyond 40 years.

Keywords : thermal ageing ; irradiation ; fracture toughness ; fracture under pressurized thermal shock ; decommissioning ; lifetime extension.

Table des matières

INTRODUCTION
1. LE VIEILLISSEMENT DES MATERIAUX NUCLEAIRES
1.1 COMPOSANTS ET MATERIAUX DES REACTEURS NUCLEAIRES
1.2 LE VIEILLISSEMENT THERMIQUE
1.3 LES CUVES NUCLEAIRES
2. LE VIEILLISSEMENT DES ACIERS SOUS IRRADIATION
2.1 PRINCIPAUX FACTEURS D’IRRADIATION
2.2 MECANISMES DE VIEILLISSEMENT SOUS IRRADIATION
2.3 TRANSITION DUCTILE-FRAGILE
2.4 PREMIERES CONCLUSIONS
3. LES RISQUES DE RUPTURE BRUTALE PAR CHOC FROID SOUS PRESSION
3.1 RUPTURE BRUTALE DES CUVES NUCLEAIRES 900 MW
3.2 RUPTURE BRUTALE DES GENERATEURS DE VAPEUR
3.3 LE CAS DU GENERATEUR DE VAPEUR 335 DE FESSENHEIM 2
4. PROJET DE DEMANTELEMENT SCIENTIFIQUE DU REACTEUR FESSENHEIM
4.1 PRINCIPAUX OBJECTIFS
4.2 MOYENS ET PROCEDURES
CONCLUSION

Avertissement
Cet article fait partie du travail de recherche présenté lors du colloque "Sûreté et sécurité des installations nucléaires civiles", 2èmes Entretiens du Grillenbreit - 22 novembre 2019 - Colmar
Organisé par le CERDACC (Centre Européen de recherche sur le risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes) et l’UHA (Université de Haute-Alsace).