Une médecine d’urgence pour le climat

, par   Benjamin Dessus, Bernard Laponche, Michel Colombier

Au moment où s’ouvre le sommet de Copenhague, la somme potentielle des efforts affichés par les uns et les autres reste loin d’être à la hauteur des enjeux à l’horizon 2020, pourtant jugé crucial par le GIEC. Le sentiment d’urgence que provoque la proximité de l’échéance dramatise encore la situation. Face à ce défi, il faut rappeler l’existence d’« une marge de manœuvre supplémentaire, jusqu’ici largement négligée » : le méthane, gaz à effet de serre qui « présente la particularité d’être beaucoup plus puissant que le CO2 en termes d’effet de serre » et pour lequel il existe des potentiels de réduction à la fois conséquents et bon marché. Aussi est-il est urgent, « en plus des efforts absolument indispensables à confirmer et amplifier sur le CO2 », de « reconnaître enfin l’importance du méthane à sa juste valeur dans la lutte contre le réchauffement climatique à court et moyen terme et [de] jeter dès Copenhague les bases d’un vaste programme international et coopératif de réduction des émissions de ce gaz et combiner ainsi médecine préventive et médecine d’urgence ».

Hervé Le Treut, climatologue, Directeur de l’Institut Simon Laplace
Benjamin Dessus, ingénieur et économiste, président de l’association Global Chance
Bernard Laponche, polytechnicien, physicien et économiste
Michel Colombier, ingénieur et économiste, directeur de l’IDDRI (institut du développement durable et des relations internationales)

LesÉchos.fr/LeCercle, vendredi 11 décembre 2009


Parallèlement à cette contribution sur l’espace participatif LesÉchos.fr/LeCercle, une tribune plus courte intitulée Ne pas oublier le méthane (pdf, 220 Ko) a été publiée dans Les Échos le même jour. (note de la rédaction de www.global-chance.org)


Dans le combat pour réduire les gaz à effet de serre, il existe une marge de manœuvre supplémentaire, jusqu’ici largement négligée : le méthane.

Au moment où la négociation de Copenhague s’ouvre, chacun a bien conscience que la somme potentielle des efforts affichés par les uns et les autres reste loin d’être à la hauteur des enjeux à l’horizon 2020 pour éviter le risque d’une dérive incontrôlable du climat : une réduction de 40% des émissions des pays industriels et une quasi stabilisation de celles des autres pays du monde.

Pour les négociateurs qui depuis plus de dix ans n’entendent parler pratiquement que du gaz carbonique, le premier en importance des gaz à effet de serre (GES), la situation est critique :
• Pour ceux des pays industrialisés, difficile d’imaginer de faire tomber de 40% les émissions de CO2 en 10 ans, même avec beaucoup de « croissance verte », tant elles sont liées à leurs infrastructures et à leur mode de vie avec des inerties considérables.
• Pour ceux des pays émergents, comment faire accepter des mesures de restriction énergétique qui risqueraient de ralentir le développement auquel ils aspirent légitimement ?
• Pour les pays les plus pauvres, encore très peu émetteurs de CO2, comment accepter par exemple de voir transformer leurs territoires en sanctuaires pour constituer des réserves de carbone, sans réclamer des compensations très significatives ?

Dans ce contexte, parvenir rapidement à un accord très ambitieux de réduction ou de constitution de puits de CO2 relève d’un exploit que tout le monde souhaite mais dont chacun reconnaît la difficulté. Le sentiment d’urgence que provoque la proximité de l’échéance (2020-2030) dramatise encore la situation. Mais c’est justement la proximité de cette échéance qui permet de mettre en évidence une marge de manœuvre supplémentaire, jusqu’ici largement négligée : il s’agit du méthane, le second gaz émis par les activités humaines, loin derrière le CO2, au niveau de 350 millions de tonnes par an (contre 38 milliards de tonnes pour le CO2). Ce gaz présente la particularité d’être beaucoup plus puissant que le CO2 en termes d’effet de serre, mais, après son émission, sa durée de présence dans l’atmosphère est beaucoup plus brève que celle du CO2.

Depuis Kyoto, les émissions de méthane sont comptabilisées à travers son « potentiel de réchauffement global » (PRG) par rapport au CO2 sur une durée de 100 ans, avec une valeur de 21. Ce coefficient traduit le fait que l’émission de 1kg de méthane en 2009 est équivalente en termes d’effet sur le climat à l’horizon 2109 à celle de 21 kg de CO2 émis en 2009. On dit que 1 kg de méthane « vaut » 21 kg équivalent CO2 (teq CO2).

Mais si l’on s’intéresse à l’horizon 2035 par exemple, une réduction pérenne des émissions de 1 kg de CH4 « vaut » celle d’environ 80 kg de CO2.

S’il y a urgence à agir, il devient donc fondamental d’engager des politiques ambitieuses de réduction des émissions de méthane, en plus de celles du CO2. Ce n’est manifestement pas le cas aujourd’hui. Serait-ce qu’il n’y a pas de grain à moudre ? C’est l’opinion la plus répandue : les émissions de méthane seraient essentiellement dues, entend-on souvent, aux « pets des vaches » et à la culture du riz. Pas possible dans ces conditions de faire grand chose sans affamer les pays du Sud ou imposer à toute la planète un régime végétarien. C’est grossièrement inexact.

En fait, la plus grosse part des émissions de méthane provient du secteur de l’énergie et du traitement des déchets : grisou des mines, fuites de gaz des systèmes pétroliers et gaziers, décharges d’ordures ménagères ou industrielles, boues d’épuration de l’eau, lisiers et fumiers. Et là, les potentiels de réduction à bon marché des émissions sont importants. Dans une récente publication [1] qui confirme un rapport à l’Agence Française de Développement [2] (AFD) de 2008, le « Consensus Center sur le climat de Copenhague » montre, à partir du recensement de nombreuses études économiques, que 100 millions de tonnes de CH4, soit 2 milliards d’équivalent CO2 (au sens du protocole de Kyoto, avec le PRG de 21) pourraient être récupérées à court terme et le plus souvent valorisées, dans ces derniers secteurs pour un coût toujours inférieur à 40 euros la teq CO2, dont 860 Mt à des coûts inférieurs 10 euros/t (360 en provenance des mines de charbon et plus de 400 du gaz naturel), 960 en provenance des ordures ménagères et du gaz naturel à moins de 20 euros/t. C’est donc d’un potentiel de suppression pérenne majeur et relativement bon marché (en moyenne 19 euros/teq CO2 à 100 ans) qu’il s’agit puisque le prix du marché du CO2 est aujourd’hui de l’ordre de 15 euros.

Bien plus, à l’horizon 2020, une telle suppression serait équivalente à celle de 10 milliards de tonnes d’émissions de C02, près de 20% des émissions totales (pour un coût total de 30 milliards d’euros en 10 ans) et un coût moyen à la tonne de 5 euros.

Toutes les parties y ont intérêt : les pays industrialisés dont les résultats à court terme sur le CO2 sont entravés par l’inertie de leur économie et de leurs modes de vie, les pays émergents puisqu’il n’y a aucune antinomie, bien au contraire, entre réduction des émissions de méthane et développement, les pays les plus pauvres enfin pour lesquels la valorisation énergétique des déchets pourrait constituer une source locale d’énergie à coût raisonnable.

Alors, pourquoi, en plus des efforts absolument indispensables à confirmer et amplifier sur le CO2, ne pas reconnaître enfin l’importance du méthane à sa juste valeur dans la lutte contre le réchauffement climatique à court et moyen terme et jeter dès Copenhague les bases d’un vaste programme international et coopératif de réduction des émissions de ce gaz et combiner ainsi médecine préventive et médecine d’urgence ?


Voir également sur ce site notre dossier Effet de serre : n’oublions pas le méthane ! ainsi que nos publications les plus récentes sur le sujet :

Méthane : du grain à moudre pour la lutte contre le réchauffement climatique
Benjamin Dessus, La ‘chaîne’ énergie de LExpansion.com, jeudi 3 décembre 2009

États-Unis : tout à gagner à réduire le méthane
Benjamin Dessus et Bernard Laponche, Mediapart, vendredi 27 novembre 2009

Le méthane : des risques sur le climat largement sous-estimés
Bernard Laponche, La ‘chaîne’ énergie de LExpansion.com, mardi 24 novembre 2009