Réfutation de cinq idées reçues sur le nucléaire

, par   Benjamin Dessus, Bernard Laponche

Indépendance énergétique, arguments économiques, lobbying et compétences, etc. : Bernard Laponche et Benjamin Dessus ont été conviés par le site Mediapart à l’exercice suivant : « tordre le cou à cinq grandes idées reçues sur le nucléaire, qu’elles soient propagées par les “pro” ou les “anti”. » Un article de Jade Lindgaard, publié sur Mediapart le jeudi 26 mai 2011.

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Alors que la Suisse annonce qu’elle fermera progressivement ses centrales nucléaires d’ici 2034, et que l’Union européenne se met d’accord sur une méthode d’évaluation au rabais de ses installations civiles, la France apparaît plus que jamais en première ligne de la défense de l’énergie atomique. Pourtant, le nucléaire hexagonal est un empire sur le déclin, expliquent deux experts anti-nucléaires dans une toute récente publication.


Ironie de l’histoire : titré « Nucléaire : le déclin de l’empire français », le nouveau numéro des Cahiers de Global Chance, la revue de l’économiste et ingénieur Benjamin Dessus et du physicien Bernard Laponche (*), fut conçu et réalisé avant l’accident de Fukushima. La plus grande catastrophe nucléaire depuis vingt-cinq ans ne figure donc pas au sommaire de cette publication bi-annuelle de référence. Pourtant, les auteurs y diagnostiquaient déjà une renaissance mondiale en trompe-l’œil de l’énergie atomique et un volontarisme industriel porteur de risques.

Experts en énergie, ils dénoncent depuis plusieurs décennies les failles de l’énergie nucléaire et le discours dominant qui les occulte. Dans le nouveau numéro de leur revue, ils passent au crible l’ensemble du système français : son modèle industriel sous tension, son manque de sécurité, son mauvais bilan énergétique, ses problèmes de démantèlement et de déchets... C’est un réquisitoire factuel, précis, chiffré. « On s’est pris un mur de béton pendant si longtemps, avec face à nous l’appareil d’Etat, les corps, EDF... ça représente une puissance énorme », soupire Bernard Laponche, inquiet de ce que l’actuelle catastrophe japonaise n’ébranle pas la croyance hexagonale collective en la supériorité du nucléaire sur les autres sources d’énergie. Mais « est-ce qu’on accepte collectivement que tous les quinze ou vingt ans se produise un accident grave ? Non, je ne crois pas », poursuit-il.

Jugeant impossible et surtout pas très utile de résumer 110 pages touffues sur le sujet en quelques lignes (mieux vaut en lire directement le contenu passionnant, voir ici), je les ai conviés à l’exercice suivant : tordre le cou à cinq grandes idées reçues sur le nucléaire, qu’elles soient propagées par les “pro” ou les “anti”.

Jade Lindgaard, Mediapart, 26 mai 2011.

I. « Le nucléaire garantit l’indépendance énergétique de la France »

Bernard Laponche : Ceux qui disent que grâce à son programme nucléaire la France a gagné une indépendance énergétique de 50% (50,5% en 2009 contre 25% en 1973), en rapportant la production nationale primaire d’énergie à la consommation primaire, n’ont en fait jamais vraiment regardé le problème. Au départ, il y avait des mines d’uranium en France, mais elles ont fermé, et l’uranium que nous utilisons aujourd’hui dans nos centrales est entièrement importé.

Mais l’uranium n’apparaît jamais en tant que tel dans les bilans énergétiques. On parle de « l’énergie nucléaire » globalement et même « d’électricité primaire », mais pas d’uranium. Ce qui peut s’expliquer par le fait qu’au départ, l’uranium était considéré comme une matière stratégique du fait des applications militaires, et que cette culture du secret est restée dans le civil.

Dans ces conditions, qu’est-ce que ça veut dire de prétendre à 50% d’indépendance énergétique ? On pourrait penser que c’est par patriotisme technologique. Mais la première entaille à cette idée fut la décision, dans les années 1970, de construire des centrales sous licence américaine (de la société Westinghouse). Si on pensait qu’il était essentiel que le nucléaire reste français, on n’aurait pas construit en France les modèles américains de réacteurs. Ce n’est qu’au bout d’un certain moment que cette licence a été francisée.

De toute façon, le nucléaire ne contribue que pour environ 17% de la consommation énergétique finale. Donc, même si vous considérez que le nucléaire est français (ce qui est faux), vous oubliez que l’énergie dont nous dépendons le plus est le pétrole, que nous importons totalement. Pourquoi répéter cet argument depuis 40 ans alors que ça n’a pas de sens ?

II. « Le nucléaire est l’énergie la moins chère »

Benjamin Dessus : Le coût du kilowattheure (kWh) va augmenter de toutes façons. Si on garde le nucléaire et que ça se passe bien, le coût du kWh n’augmentera pas plus qu’avec les éoliennes ou autres énergies renouvelables. Si ça se passe mal, la hausse sera beaucoup plus forte (coût du démantèlement, nouveaux critères de sécurité, etc.). On est à peu près sûr que le mégawattheure (MWh), soit 1000 kWh, coûtera entre 60 et 70 euros à produire dans un prochain avenir. Pourquoi ? Parce que le nucléaire actuel a 25 ans. Il va donc falloir le réhabiliter ou le renouveler. On sait déjà que le MWh issu de l’EPR va coûter au moins 56 euros, alors que le chantier de Flamanville continue à prendre du retard.

Avant Fukushima, on pouvait estimer la réhabilitation du parc français entre 40 et 45 milliards d’euros. Maintenant, ce sera plutôt autour de 90 milliards : on n’avait pas prévu les caissons de confinement pour les piscines de refroidissement du combustible usagé, ni le renforcement des enceintes de confinement pour résister à des chutes d’avion par exemple. Et puis il y a le démantèlement. En France, en général, on estime le coût de démantèlement d’un réacteur à 200 millions d’euros. Mais pour les Britanniques, c’est plutôt deux milliards. Alors qu’est-ce qu’on peut dire sur le démantèlement, sinon qu’on ne sait pas combien ça va coûter ? On nous dit : « Si vous voulez que vos factures n’augmentent pas, il faut garder le nucléaire. » Mais non ! Pour qu’elles ne s’alourdissent pas, faites des économies d’électricité et changez de système énergétique.

III. « Sortir du nucléaire coûte moins cher que le garder »

Bernard Laponche : La raison principale pour sortir du nucléaire, ce n’est pas l’économie. C’est le risque. Et elle est impérative. S’il était un peu plus cher mais qu’il n’avait aucun inconvénient – pas d’accidents graves, ni de déchets radioactifs ni de prolifération –, pourquoi pas. Mais en réalité, le nucléaire, c’est dangereux. Il faut en sortir le plus vite possible, nous pensons qu’en vingt ans, c’est faisable. Il se trouve que ce serait plus intéressant du point de vue de l’économie et des emplois qu’en continuant le système actuel car la transition énergétique est basée sur des activités, économies d’énergie et énergies renouvelables, mises en œuvre dans tous les territoires et utilisant des ressources locales.

Benjamin Dessus : Quand Lionel Jospin est arrivé au pouvoir, il a demandé une étude prospective sur le nucléaire (voir ici). Elle fut préparée par René Pellat, haut-commissaire à l’énergie atomique du CEA, Jean-Michel Charpin, commissaire au Plan, et moi-même, alors directeur du programme Ecodev au CNRS. On a réussi à sortir un rapport qui scénarisait nos désaccords. Quand on a chiffré, on s’est aperçus qu’un scénario cohérent de sortie du nucléaire, un autre de continuation et un troisième de réduction de 50% coûtaient à peu près pareil. Par contre, cela fait des différences importantes du point de vue de l’environnement, du stock de déchets, de l’effet de serre... Nous avons montré par exemple que le retraitement était cher, inefficace du point de vue des déchets et porteur de risques. A la fin Lionel Jospin nous a demandé ce que nous en retirions. Je lui ai dit que la seule chose que l’on pouvait dire, c’est qu’il ne pouvait pas s’abriter derrière des économistes pour en conclure que le nucléaire est bon ou mauvais. Que le choix était de nature politique bien plus qu’économique.

IV. « C’est le lobbying d’EDF qui impose le nucléaire à la France »

Bernard Laponche : Il y a eu une caste de hauts fonctionnaires, formés à Polytechnique, appartenant essentiellement aux corps des Mines et des Ponts, qui partage cette espèce de certitude, qui se répand dans la haute administration et fait que tu ne peux pas critiquer le nucléaire quand tu as un poste important en France, que ce soit dans l’administration, à l’université, dans les partis politiques dominants. C’est devenu une espèce de tradition sans que ces gens là cherchent à creuser davantage.

Quand l’Allemagne a décidé de sortir du nucléaire, au tournant des années 2000, elle a aussi voulu se retirer d’un projet européen de construction de centrale nucléaire en Ukraine, soutenu par la France. Pour sauver la situation, Paris a demandé une rencontre des groupes d’experts gouvernementaux français et allemands. Comme j’étais au cabinet de Dominique Voynet, j’y ai participé. J’ai préparé un rapport de trente pages qui expliquait que ce projet de centrale était idiot et ne correspondait pas aux besoins ukrainiens. La ministre a envoyé en guise de résumé une lettre très détaillée accompagnée de ce rapport à Matignon, aux ministères de l’économie, des affaires étrangères, et au secrétariat à l’énergie. Et a attendu les arguments adverses des défenseurs du projet pour confronter les analyses. Mais... rien. Il ne s’est rien passé. Parce qu’ils n’en avaient rien à faire. La seule question qu’on a eue de la part d’un conseiller fut : « Ce rapport reste bien interne ? » La seule préoccupation, c’était que ça ne sorte pas dans les médias. Il n’y a jamais eu discussion sérieuse au gouvernement à ce sujet.

Benjamin Dessus : C’est un phénomène de monoculture. Quand je préparais le rapport pour Jospin, j’ai eu une expérience intéressante. Je suis allé discuter avec les gens du CEA, préoccupés à l’époque par la réduction des déchets. Je leur ai rappelé que pour faire moins de déchets, l’une des méthodes était d’améliorer le rendement de production d’électricité en augmentant la température d’entrée du cycle thermodynamique. Ils l’avaient oublié, ce n’était même plus dans leur schéma de pensée, c’était complètement sorti de leur culture. Il fallait quelqu’un qui n’avait pas vécu dans leur système fermé pour le leur rappeler. C’est ce genre de phénomène qui conduit à notre situation : des gens qui ne s’échangent que des propos entre eux dans des dîners en ville. On ne peut donc pas compter sur les corps intermédiaires pour une prise de conscience qui conduise à sortir du nucléaire.

V. « Les pronucléaires maîtrisent le sujet de l’énergie »

Bernard Laponche : On parle des anti-nucléaires primaires, mais les pro-nucléaires sont en général beaucoup plus primaires. J’ai participé à une audition par François Roussely quand il préparait son rapport de 2010 sur l’avenir de la filière nucléaire française commandé par Nicolas Sarkozy. Sa méconnaissance de la situation internationale était ahurissante. Par exemple, il a expliqué que la vision dominante aux États-Unis, c’est que la consommation énergétique suit la croissance économique. Pourtant, depuis 1975, la consommation d’énergie par habitant s’est stabilisée aux États-Unis alors que le PIB a fortement augmenté. Il ne le savait pas. La consommation d’électricité par habitant en Californie est inférieure à celle de la France. Il ne me croyait pas. Les Français restent très hexagonaux. Quand le gouvernement Schröder a décidé de sortir du nucléaire en 2000, une séance parlementaire s’est tenue à Paris sur cette question. On se serait cru en 1914... Il fallait quasiment faire la guerre à l’Allemagne !

Benjamin Dessus : Je me souviens encore, à la fin des années 1970, de Claude Bienvenu, alors directeur des études et recherches d’EDF, réagissant ainsi aux propos du projet Alter [qui esquissait un système économe en énergie et tout renouvelable en 2050 - ndlr] où nous avions fait des hypothèses de demande du style « en 2000 un appartement de 100 m2 par ménage en France chauffé à 20°, avec le confort domestique, etc. » : il l’avait très mal pris. « Ils se croient investis du pouvoir de décider ce qui convient à chacun ! Faire le bonheur des gens contre eux, c’est le contraire de la démocratie. C’est le retour à l’Eglise toute-puissante et à l’Inquisition, c’est la renaissance du fascisme. Et de conclure : Attention, messieurs d’Alter, à ne pas devenir les Lyssenko de l’énergie ! » Poser la question de la demande, c’était aussi mal vu que faire du Lyssenko. Là-dessus, en trente ans, les choses ont beaucoup avancé.

* * *


Ingénieur au CEA puis militant syndical à la CFDT, Bernard Laponche fut directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME), conseiller de Dominique Voyet au ministère de l’environnement, et aujourd’hui consultant indépendant dans les domaines de l’énergie et de l’efficacité énergétique.

Ancien, lui aussi, de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie, puis directeur du programme de recherche Ecodev sur les technologies pour l’écodéveloppement au CNRS, Benjamin Dessus a co-écrit en 2000 un rapport commandé par Lionel Jospin, resté un document de référence sur les coûts de la filière nucléaire.


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