Quels indicateurs environnementaux choisir ?

, par   Natacha Gondran

Plusieurs articles, publiés dans des revues de renom, nous interpellent sur le fait que l’humanité est confrontée à l’atteinte, par la biosphère, de limites planétaires pour une dizaine de processus écologiques. Ces sujets de préoccupation appellent à des changements radicaux, à court et moyen termes de nos modes de vie. L’hypothèse de cet article est que si l’on veut éviter que ces changements soient imposés à nos sociétés par la raréfaction des ressources et les crises économiques et sociales qui y seront probablement associées, il est nécessaire (même si non suffisant) que les acteurs des différents niveaux, des citoyens aux politiques, s’approprient les connaissances sur les enjeux écologiques et les impacts générés par les différentes activités humaines sur l’environnement.

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Natacha Gondran : Quels indicateurs environnementaux choisir ?
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QUELS INDICATEURS ENVIRONNEMENTAUX CHOISIR ?

Natacha Gondran, in « L’âge de la transition. En route pour la reconversion écologique », sous la direction de Dominique Bourg, Alain Kaufmann, Éditions Les Petits Matins / Institut Veblen, Dominique Meda, octobre 2016, pp.222-228

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Plusieurs articles, publiés dans des revues de renom, nous interpellent sur le fait que l’humanité est confrontée à l’atteinte, par la biosphère, de limites planétaires pour une dizaine de processus écologiques (Rockström et al., 2009). Ces sujets de préoccupation appellent à des changements radicaux, à court et moyen termes de nos modes de vie. L’hypothèse de cet article est que si l’on veut éviter que ces changements soient imposés à nos sociétés par la raréfaction des ressources et les crises économiques et sociales qui y seront probablement associées, il est nécessaire (même si non suffisant) que les acteurs des différents niveaux, des citoyens aux politiques, s’approprient les connaissances sur les enjeux écologiques et les impacts générés par les différentes activités humaines sur l’environnement. L’évaluation environnementale se donne cet objectif. Le modèle DPSIR (Forces motrices – Pressions – État – Impacts – Réponses), adopté en 1998 par l’Agence Européenne de l’Environnement propose un cadre basé sur les causalités : les activités économiques et sociales (« forces motrices ») exercent des « Pressions » (consommations, émissions, déchets) qui viennent modifier l« État » physique, chimique et biologique de l’environnement, générant ainsi des « Impacts » sur les écosystèmes et la santé humaine, conduisant éventuellement à des « Réponses » politiques (Kristensen, 2004). Chacun de ces domaines correspond à une discipline scientifique de prédilection. Mais les méthodologies d’évaluation environnementale tendent vers une reconnaissance plus forte des interactions entre l’homme et la nature qui ne peut s’affranchir d’une analyse simultanée des différentes composantes du cadre DPSIR, imposant une approche résolument interdisciplinaire. De la même façon, les méthodologies d’évaluation environnementale ont jusqu’à présent été pensées et développées en parallèle, par des communautés scientifiques différentes, selon que l’on se place au niveau « macro » des Nations et au niveau « micro » des organisations. À l’heure de la mondialisation et du « penser global, agir local », il semble indispensable de croiser ces approches.

Ainsi, l’évaluation environnementale n’a pas pour seule finalité la connaissance scientifique. Elle vise, en influant les représentations sociales de l’environnement, à obtenir des changements des pratiques et comportements. Cela implique un positionnement particulier, entre recherche et intervention, du chercheur qui nécessite des développements méthodologiques et théoriques spécifiques. De plus, les connaissances environnementales sont complexes, empreintes d’incertitudes et parfois controversées. Leur besoin de légitimation est donc particulièrement important (Jany-Catrice and Meda, 2011). L’évaluation environnementale doit donc répondre au double défi de permettre, à la fois, la prise en compte d’enjeux environnementaux divers tant par leur nature que par leur échelle temporelle et géographique ainsi que l’appropriation de ses résultats par les différents acteurs. Ces deux défis ne sont pas sans contradiction. En effet, si une approche participative de l’évaluation peut faciliter son appropriation par les acteurs en présence, comment intégrer dans les débats les acteurs absents, tels que « le vivant biologique et les générations futures, ceux qui ne peuvent être présents à la table des négociations et qui sont pourtant porteurs d’enjeux » (Sébastien and Paran, 2004) ? Comment équilibrer la prise en compte des enjeux locaux et celles des enjeux planétaires ?

Les outils d’évaluation quels qu’ils soient, reposent sur des hypothèses, souvent implicites, issues d’un système de valeurs. En particulier, le choix, ou non, de faire reposer les méthodes de calcul sur l’hypothèse de substituabilité entre capital humain et capital naturel est central dans le choix des outils d’évaluation environnementale. Selon cette hypothèse, le montant des investissements dans du capital produit par l’Homme (bâtiments, routes, connaissances, etc.) viendrait compenser les stocks déclinant de ressources non renouvelables afin de garder constante la consommation et le niveau de « bien-être » des individus. Mais cette hypothèse a été remise en cause dès les années 1980 du fait des risques potentiels générés par la substitution entre êtres vivants (Ehrlich and Mooney, 1983).

Contester l’hypothèse de substituabilité implique de s’affranchir des outils d’évaluation monétaires de l’environnement. Il s’agit alors de trouver d’autres moyens pour représenter les impacts liés aux activités humaines sur l’environnement. L’enjeu est d’élargir le spectre des critères de décision dans trois domaines : le périmètre, l’échéance temporelle et le champ thématique des thèmes considérés.

Chaque organisation exerce des pressions sur l’environnement directement, relevant de sa responsabilité juridique directe (rejets d’eaux usées, par exemple), mais également indirectement, du fait de ses activités ou des choix inhérents à son fonctionnement. Après des années de débat, les outils de comptabilité environnementale, qui attribuent les impacts environnementaux générés par la production d’un bien ou d’un service à son consommateur, quel que soit son endroit de production, deviennent de plus en plus robustes méthodologiquement et reconnus par les décideurs et acteurs politiques (Galli et al. 2012).

Le défi est également d’amener les décideurs à allier réflexions de court et long termes afin d’anticiper les effets collatéraux d’actions envisagées. Il s’agit, comme le préconise E. Morin, de rappeler aux protagonistes que « À force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel » (Morin, 1999).

L’objectif est en outre d’amener les décideurs à prendre en compte des thèmes dont ils n’ont pas spontanément conscience (impact sur la biodiversité, par exemple). Les méthodes d’analyse multicritère, qui reconnaissent le principe selon lequel « lorsqu’il y a plusieurs objectifs, il est impossible de les atteindre tous à la fois » (Maystre et al., 1994), paraissent intéressantes dans une perspective de transition écologique afin d’aider les décideurs à formaliser leurs différents critères de décisions et à en vérifier la cohérence et la logique (Andrieu et al., 2013). Cependant, la pondération des critères reste aujourd’hui majoritairement basée sur des avis d’experts. Il semblerait intéressant d’envisager d’autres méthodes de pondération prenant en compte les limites écologiques ou une consultation plus large des citoyens. Cependant, plus les méthodes d’aide à la décision prennent en compte différents critères, plus elles sont complexes, et expliquer leur fonctionnement au grand public nécessite beaucoup de pédagogie. Il reste donc difficile d’impliquer largement les citoyens dans les choix des différents critères et de leur pondération.

En particulier, il semblerait intéressant de mettre en relation les pressions exercées par l’Homme sur la biosphère versus les capacités de régénération de cette dernière afin de mettre en relation les pressions exercées et les seuils écologiques définis par (Rockström et al. 2009) comme susceptibles de présenter des seuils d’irréversibilité écologique au niveau planétaire : changement climatique, taux de perte en biodiversité, cycles de l’azote et du phosphore, trou dans la couche d’ozone, acidification des océans, utilisation planétaire d’eau douce, changement d’affectation des sols, charge en aérosols atmosphériques et pollution chimique. S. Running propose d’ajouter à ces thème l’appropriation humaine de la productivité primaire nette (Running, 2012). On ne peut pas escompter une augmentation substantielle de cette productivité primaire nette mondiale car elle varie de moins de 0,001% par an au niveau mondial et semble déterminée par des contraintes planétaires. Aujourd’hui, l’Homme en utilise environ 38 %. Si la population mondiale augmente de 40 %, comme projeté pour 2050, les limites planétaires à la croissance, estimées à partir de cet indicateur, risquent d’être atteintes dans moins d’une dizaine d’années (Running 2012).

Cet exemple montre que l’introduction de seuils biophysiques et écologiques sur les capacités de la planète à supporter le développement humain soulève des questionnements qui dépassent la sphère scientifique et interrogent nos choix sociaux et politiques.

L’évaluation environnementale pose ainsi des questions qui ne peuvent être résolues par les seuls scientifiques. Tout d’abord, le dilemme de la précision scientifique versus la simplification souhaitée par les décideurs se pose fréquemment : plus la quantité d’information est agrégée, plus elle est supposée être accessible au plus grand nombre, mais l’agrégation suppose la commensurabilité, et repose sur l’hypothèse de substituabilité qui présente de nombreuses limites… De surcroît, les indicateurs écologiques contribuent à la mise en évidence et au traitement de problèmes écologiques. Les choix intrinsèques à leur construction viennent façonner la manière dont les problèmes écologiques seront ensuite formulés aux autorités, et donc pris en compte, ou non (Bouleau, 2013). L’évaluation environnementale est ainsi à la recherche d’un équilibre entre approche normative versus participative : si nous pensons nécessaire d’impliquer les différentes parties prenantes de la société pour définir un cadre normatif d’évaluation environnementale, force est de constater qu’un tel débat n’est pas à l’ordre du jour des agendas politiques, écologiques voire citoyens… En son absence, la communauté scientifique se voit contrainte de proposer elle-même le cadre normatif.

Les cadres d’évaluation environnementale ainsi mis en place ont, au moins, le mérite d’exister et, au mieux, l’avantage d’être basés sur des « connaissances scientifiques ». Cependant, nous pensons souhaitable que la communauté scientifique s’interroge sur son rôle, et ses éventuels parti-pris, ainsi que sur son devoir de sensibiliser les citoyens afin d’encourager la société à s’emparer réellement de ces sujets.

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Références

Andrieu, D., Chesneau, E., Douvinet, J., Graillot, D., Paran, F., Piatyszek, E., Rode, S., Sajaloli, B., Serrhini, K., Servain-Courant, S., 2013. Projet CEMORAL : Conscience, Evaluation et Mise en oeuvre des Outils de prévention du Risque d’inondation – Application au bassin de la Loire. Rapport final. Plan Loire Grandeur Nature 3, FEDER, EPL, ENSMSE, USR 3501, MSH Val de Loire, ISTHME EVS UMR 5600 CNRS, ESPACE UMR 7300, CITERES UMR 6173, Art-Dev UMR 5281, CEDETE EA 1210, Saint-Etienne.

Bouleau, G., 2013. Le projet CHIFFRE “Comment les indicateurs écologiques de l’eau et de la forêt s’articulent aux cycles de ”grandeur et décadence“ des problèmes publics.” Presented at the Séminaire AO INDECO “Indicateurs environnementaux,” Institut CARNOT Interétablissements.

Ehrlich, P.R., Mooney, H.A., 1983. Extinction, substitution and ecosystem services". Bioscience 33, 248–254.

Jany-Catrice, F., Meda, D., 2011. Quels indicateurs de richesse ? Le rapport Stiglitz et les ecueils de l’expertise. Les Chantiers pour le développement de l’information économique et sociale 14, 9–9.

Kristensen, P., 2004. The DPSIR Framework, in : United Nations Environment Programme (UNEP) (Ed.), . Presented at the Workshop on a comprehensive / detailed assessment of the vulnerability of water resources to environmental change in Africa using river basin approach., UNEP Headquarters.

Maystre, L.Y., PICTET, J., SIMOS, J., 1994. Méthodes multicritères ELECTRE - Description, conseils pratiques et cas d’application à la gestion environnementale, Collection Gérer l’environnement. ed. Presses Polytechniques et universitaires Romandes, Lausanne.

Morin, E., 1999. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, UNESCO. ed. Seuil, Paris.

Rockström, J., Steffen, W., Noone, K., Persson, Å., Chapin, F.S., Lambin, E.F., Lenton, T.M., Scheffer, M., Folke, C., Schellnhuber, H.J., Nykvist, B., Wit, C.A. de, Hughes, T., van der Leeuw, S., Rodhe, H., Sörlin, S., Snyder, P.K., Costanza, R., Svedin, U., Falkenmark, M., Karlberg, L., Corell, R.W., Fabry, V.J., Hansen, J., Walker, B., Liverman, D., Richardson, K., Crutzen, P., Foley, J.A., 2009. A safe operating space for humanity. Nature 461, 472–475. doi:10.1038/461472a

Running, S., 2012. A Measurable Planetary Boundary for the Biosphere. Science 337, 1458–1459. doi:10.1126/science.1227620

Sébastien, L., Paran, F., 2004. Acteurs absents et acteurs faibles, in : Brodhag, C., Breuil, F., Gondran, N., Ossama, F. (Eds.), Dictionnaire Du Développement Durable. Paris.

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