Pauvre révolution !

, par   Benjamin Dessus


Benjamin Dessus
Politis, n°1029, jeudi 4 décembre 2008

Benjamin Dessus, président de l’association Global Chance, a lu le livre d’Anne Lauvergeon sur la « révolution énergétique ». Il y a relevé nombre d’erreurs et d’approximations convergeant vers une promotion du nucléaire.

Quelle chance ! se dit-on en ouvrant le livre d’Anne Lauvergeon intitulé la Troisième Révolution énergétique [1]. Enfin une personne vraiment compétente, et même neutre : on nous l’annonce diplômée de l’École normale supérieure et membre du fameux corps des Mines, avec la rigueur et le civisme d’une éducation qu’elle nous décrit dès l’avant-propos. Ô combien nécessaire pour nous expliquer les enjeux énergétiques mondiaux et démêler le vrai du faux dans les discours d’idéologues patentés de tous bords !

Inégalités Nord-Sud insupportables pour l’accès à l’énergie (surtout à l’électricité…), doublement des besoins mondiaux en énergie « prévu » pour 2050, nécessité de réduire de façon drastique les émissions de gaz à effet de serre, etc., l’ampleur des défis est exposée. Mais, très vite, nous sommes pris d’un doute. Pourquoi ne parler que de production d’énergie et, rapidement, d’électricité ? Pas un mot des énergies finales, qui nous intéressent pourtant au plus haut point – celles qui arrivent aux bornes de nos maisons, usines, commerces, espaces publics, au réservoir de nos voitures, etc. Et cette bourde sur la nécessité de diviser partout les émissions de gaz à effet de serre par quatre en 2050, alors que l’objectif concerne les pays du Nord et pas ceux du Sud, afin de ne pas trop contraindre leur développement !

Alors on va voir les chiffres de plus près. Et l’on n’est pas rassuré. Pourquoi privilégier un seul des scénarios de croissance des besoins d’énergie primaire pour 2030, alors qu’on dispose d’une vaste fourchette de scénarios très diversifiés ? Affirmer que « le charbon [2] demeure la source d’énergie dont le développement est le plus rapide », ce que contredit l’étude de l’Agence internationale de l’énergie que cite le livre [3] ? Ou déclarer « irréfutable » l’économie de 10% des émissions de CO2 énergétiques mondiales qu’entraînerait le parc nucléaire actuel, quand sa contribution est de 5 à 6 % ? (cf. encadré)

Et quel but poursuit la description des catastrophes qui nous attendent par un Conseil mondial de l’énergie « qu’on ne peut suspecter de partialité puisqu’il rassemble tous les producteurs d’énergie […] » ? Et revoilà l’énergie réduite à la vision des producteurs. D’usagers, il n’est évidemment pas question !

Au passage, relevons ce concept novateur : un nucléaire « recyclable », presque renouvelable finalement (mais ça ferait hurler écologistes et physiciens), puisque, après le retraitement des combustibles usés à La Hague, il ne reste que 4% de déchets « ultimes » sur place – une ressource pérenne, une industrie pratiquement sans résidus, suggère-t-on au lecteur. Mais où sont passés les 96% restants ? Eh bien recyclés, justement, sous forme d’un nouveau combustible nucléaire, le “Mox”. Et quand ce Mox est usé, alors qu’il contient encore 90 % de la matière radioactive initiale ? De cela, on ne parle pas, comme si on savait le recycler à l’infini. Ce qu’on ne sait pas faire, mais Mme Lauvergeon l’ignore, manifestement.

Côté économie, on n’est guère plus rassuré. L’électricité nucléaire serait la moins chère, avec l’hydroélectricité. Pourquoi fonder cette affirmation sur une étude (2003) du ministère de l’Industrie qui avait suscité une polémique au sein de la commission chargée de l’entériner ? J’étais parmi les membres qui l’ont quittée en découvrant que certains coûts affichés étaient de 25% inférieurs à ceux de l’enquête approfondie “Charpin, Dessus, Pellat” effectuée trois ans plus tôt à la demande de Matignon. Le ministère s’est contenté de nous répondre que ces données étaient de nature confidentielle… Idem, d’ailleurs, pour un exercice identique en cours : les coûts du nucléaire ne peuvent faire l’objet d’aucune discussion puisqu’ils sont protégés par le secret – bien utile alors qu’explosent les dépenses des EPR finlandais et français.

Et puis on s’étonne : grâce au nucléaire, nous serions parmi les rares pays à respecter leurs engagements du protocole de Kyoto – 0 % de croissance de nos émissions. C’est oublier que cette dérogation avait été obtenue (l’Allemagne doit réduire ses émissions de 21 %) en raison du fait, justement, que la France ne disposait plus de marge d’action car sa production d’électricité était déjà exempte d’émissions de CO2 à 90 % dès 1997.

Et encore : Anne Lauvergeon affirme publiquement qu’un EPR résisterait au choc frontal d’un avion gros-porteur, dévoilant une information pourtant classée “secret défense” - l’affirmation opposée a valu une mise en examen du porte-parole de Sortir du nucléaire l’an dernier ; puis elle vante « les centrales françaises qui évitent tous les ans l’importation de l’équivalent de la production de pétrole du Koweït », alors que notre consommation de pétrole par habitant dépasse celle des Anglais, des Allemands ou des Italiens, et que plus personne ne produit massivement d’électricité avec du pétrole en Europe.

Approximations, omissions, définitions erronées, références défaillantes, certitudes : on commence alors à tiquer sur des formules comme « écologie et finance, même combat », le charbon « frénétiquement brûlé par la Chine », « toutes les études concordent sur la multiplication par deux des besoins d’électricité en 2050 », « l’accident de Tchernobyl, une catastrophe soviétique », « la possession de centrales nucléaires, un élément de prestige national ». Ou encore, à propos des nouveaux entrants dans le club nucléaire : « Un certain nombre de pays ont engagé leur parcours initiatique. »

Ou bien la compétence n’est pas au rendez-vous, ou d’autres considérations ont guidé la plume d’“Atomic Anne” (comme la présente son éditeur), qui nous affirme pourtant qu’« il faut sortir des positions manichéennes, chercher à expliquer plutôt qu’à convaincre, à dialoguer plutôt qu’à professer… ».

Ce qui aurait pu être un exposé sérieux, cohérent et bien documenté, par une personnalité éminente du secteur de l’énergie, n’est finalement qu’un ouvrage médiocre de propagande pronucléaire. Ce n’est pas la révolution.

B.D.

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Encadré : énergie nucléaire et CO2

En 2004, les pays de l’OCDE (85% du parc nucléaire mondial) ont produit 10100 térawattheures (TWh) d’électricité, pour 4900 millions de tonnes (Mt) de CO2 émises. Hors nucléaire, qui produit 2320 TWh, sans CO2, ce sont 7800 TWh produits par un bouquet énergétique (pétrole, charbon, gaz, etc.) dont les émissions moyennes sont donc de 0,63 Mt par TWh. À supposer que le nucléaire n’existe pas, la production des 10100 TWh par ce même bouquet aurait donc généré 6360 Mt de CO2. Évitées par le nucléaire dans l’OCDE : 1 460 Mt, donc.
Par le même raisonnement, les 15% de production nucléaire du reste du monde porteraient à 1720 Mt les émissions de CO2 évitées. Soit, en tout et pour tout, 6,3% des émissions mondiales du secteur énergétique. Au mieux, et même probablement moins, car les centrales non nucléaires qui ont vu le jour dans l’OCDE depuis quinze ans ont émis en moyenne 0,51 Mt/TWh. L’économie d’émissions tombe alors à 5% au lieu des « irréfutables » 10%.
Pour atteindre ce gain mirifique, il faudrait faire l’hypothèse que le nucléaire a remplacé un parc exclusivement composé de centrales à charbon de très mauvais rendement, émettant 1,17 Mt de CO2 par TWh, quand les unités modernes affichent moins de 0,9 Mt/TWh, soit un écart de 30%.
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