2003 – Nucléaire : la double manipulation

, par   Benjamin Dessus

Octobre 2003. Après qu’un rapport officiel a démontré qu’une augmentation de la capacité de production électronucléaire de la France ne serait pas nécessaire avant une vingtaine d’année, la ministre de l’Industrie, Nicole Fontaine, propose brutalement de décider sans délai la construction d’un « démonstrateur » du dernier-né d’Areva, le réacteur EPR. Or, ce dernier, présenté comme plus sûr que ses prédécesseurs, n’apporte en réalité aucune garantie intrinsèque, mais seulement des dispositifs supplémentaires visant à limiter les conséquences d’un accident majeur. De surcroît, l’EPR généralise l’usage du MOX – qui impose de nombreux transports de plutonium et accroît les risques de prolifération – tout en ne résolvant en rien la question des déchets radioactifs à haute activité et à longue durée de vie. Enfin, sa compétitivité économique est loin d’être acquise, même si ses promoteurs s’emploient à dissimuler la vérité en entretenant l’opacité sur les coûts réels de ce qui n’est encore qu’un projet...

Page publiée en ligne le 16 mars 2018

Sur cette page :
Benjamin Dessus (2003) : Nucléaire : la double manipulation
Compléments d’information : le « Rapport Charpin-Dessus-Pellat » (2000) et notre dossier thématique Nucléaire : quand la facture explose...
Pour aller plus loin : Changer de paradigme | Les Dossiers de Global-Chance.org


Ingénieur et économiste, Benjamin Dessus a fondé Global Chance en 1992 puis présidé jusqu’en 2016 l’association, dont il est désormais président d’honneur..

NUCLÉAIRE : LA DOUBLE MANIPULATION

Benjamin Dessus, Les Échos, mercredi 22 octobre 2003

Qu’est-ce qui a pu pousser la ministre de l’Industrie, Nicole Fontaine, à changer brutalement d’avis et à faire connaître officiellement, la semaine dernière, sa proposition faite au Premier ministre de décider dès maintenant la construction d’un « démonstrateur » du dernier-né d’Areva, le réacteur EPR ? Elle avait pourtant annoncé, il y à peine trois semaines, sa volonté d’attendre janvier prochain pour trancher, au vu du résultat d’études complémentaires sur la compétitivité, la sûreté, les déchets, les risques sismiques, etc. Et il est bien vrai qu’au cours du débat national, la nécessité d’études complémentaires s’était fait sentir, au point qu’Edgar Morin, l’un des trois sages du comité mis en place par Nicole Fontaine, jugeait plus prudent d’attendre 2010 pour prendre une quelconque décision.

En effet, les choses ne sont pas aussi claires qu’on veut bien nous le dire. Et d’abord, pourquoi décider dans l’urgence, même s’il faut du temps pour construire et essayer ce prototype (une dizaine d’années) alors que nous avons abondamment montré, dans le rapport présenté par Charpin, Pellat et moi-même en 2000 au Premier ministre, que même si la consommation d’électricité continue à déraper, aucune nouvelle tranche importante n’est nécessaire avant 2022. Sans compter que, depuis cette époque, nous nous sommes engagés vis-à-vis de l’Europe à produire 20 ou 25 TWh supplémentaires d’éolien, que le gouvernement envisage le remplacement d’Eurodif en 2010 par une usine d’enrichissement nouvelle, qui mettrait 3 tranches au chômage (encore 15 TWh), et qu’il prépare une loi dont la priorité affichée devrait être les économies d’énergie. Dans un contexte où EDF s’inquiète des conséquences de la surcapacité électrique sur les prix de gros et donc sur sa marge bénéficiaire, on ne comprend pas la logique énergétique de ce choix.

Les avantages de cette filière vis-à-vis des risques et de l’environnement seraient-ils déterminants ? Certes, l’EPR est réputé plus sûr que son prédécesseur. Mais il ne s’agit pas d’une sûreté intrinsèque, seulement de précautions supplémentaires qui ont pour but de limiter les conséquences d’un accident majeur. Les risques de prolifération sont plutôt augmentés, puisque l’EPR généralise l’usage du MOX, qui impose de nombreux transports de plutonium. La question des déchets à haute activité et à longue durée de vie ne trouve toujours pas plus de solution qu’avant, ni en quantité ni en dangerosité.

Le rendement électrique reste très faible, autour de 35 %, et induit donc toujours des rejets thermiques très importants dans les rivières, qui peuvent poser des problèmes graves comme on l’a constaté cet été. Du point de vue des risques et de l’environnement, donc, pas d’avancée significative.

Reste la compétitivité. Fort opportunément, la Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP) se prépare à rendre officielle sa dernière étude des « coûts de référence de la production d’électricité », qui conclut, contrairement à ce que nous avions indiqué dans notre rapport à Lionel Jospin, à un avantage de plus de 20 % du kilowattheure EPR par rapport à toute autre solution. Mais ce calcul est très critiquable aussi bien sur le plan méthodologique que factuel. Tout d’abord, pour calculer le coût du kilowattheure nucléaire en 2015, la DGEMP raisonne sur 10 tranches et calcule un coût marginal moyen qui permet d’amortir les conséquences des aléas techniques et financiers du prototype. Mais 10 tranches, cela fait 16.000 MW à installer en France en 2015 (20 % du parc), ce qui n’est manifestement pas une opération « marginale ». Surtout sans expliciter le moins du monde les besoins qui pourraient justifier la construction de 16 GW supplémentaires vers 2015-2020.

La seconde critique porte sur la faiblesse des coûts de construction affichés pour l’EPR : pourquoi sont-ils inférieurs de 22 % à ceux que nous avions retenus en accord avec le constructeur il y a trois ans pour le rapport précité ? Pas de réponse à cette question de la vérité des coûts qui proviennent exclusivement du constructeur Framatome, et dont la constitution est protégée par le secret commercial. Pas de réponse non plus à la demande d’une expertise indépendante. De quoi se poser vraiment des questions sur la crédibilité de l’ensemble de l’étude.

Tout cela est lamentable. Si le nucléaire doit continuer à figurer à terme dans le paysage énergétique français, il doit le faire dans la transparence, sur la base d’arguments vérifiables et de calculs validés, et surtout pas sous la pression d’un lobby industriel et administratif qui tente de créer l’irréversible à son profit.

Il ressort de toute cette affaire l’impression d’une double manipulation : la manipulation du ministre par le lobby nucléaire et ses propres services, la manipulation des citoyens qui avaient cru de bonne foi participer à un débat sérieux et qui prennent conscience d’avoir cautionné un débat bidon.

Benjamin Dessus, ingénieur et économiste, est le coauteur du rapport « Étude économique prospective de la filière électrique nucléaire », remis au Premier ministre en 2000.

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compléments d’information
le « RAPPORT CHARPIN-DESSUS-PELLAT » (2000)
et notre dossier « NUCLÉAIRE : QUAND LA FACTURE EXPLOSE... »

LE « RAPPORT CHARPIN-DESSUS-PELLAT »

Étude économique prospective de la filière électrique nucléaire (*) [1 Mo, fichier pdf]
Jean-Michel Charpin, Benjamin Dessus et René Pellat, Rapport au Premier ministre, juillet 2000, 274 pages
>
Introduction
Chapitre 1 – Pour la France : l’héritage du passé
1. Les marges de manœuvre attachées au parc actuel
2. Présentation du parc actuel
3. Bilan matières et bilan économique associés au parc actuel

Chapitre 2 – L’évolution internationale
1. Les dynamiques du nucléaire dans le monde
2. L’émergence des problèmes d’environnement à l’échelle internationale
3. Les choix des principaux pays en matière de gestion des combustibles usés

Chapitre 3 – Les perspectives technologiques pour l’usage et la production d’électricité
1. Les technologies de maîtrise de la demande d’électricité
2. Les technologies de production d’électricité

Chapitre 4 – Des scénarios prospectifs pour la France
1. Deux scénarios de demande à l’horizon 2050
2. La fourniture d’électricité
3. Les bilans matières correspondants

Chapitre 5 – Le bilan économique des différents scénarios
1. Préparation des données
2. Les scénarios de prix des combustibles fossiles
3. Coûts d’investissement et d’exploitation des différentes filières de production d’électricité
4. La comparaison des flux et des coûts économiques cumulés associés aux différents scénarios
5. La structure temporelle des dépenses correspondant aux différents scénarios
6. La valorisation de certaines externalités

NOTRE DOSSIER THÉMATIQUE

Nucléaire : quand la facture explose...
Rapports, analyses, tribunes, interviews, etc :
Le débat sur les coûts réels du nucléaire vu par Global Chance et ses membres

>
Introduction
La facture finale du nucléaire :
« affaire du siècle », affaire de siècles

Chapitre I
De l’ombre à la lumière :
le lent dévoilement des coûts réels du nucléaire

Chapitre II
Le rapport de la Cour des comptes de janvier 2012 :
verdict définitif ou simple étape politique ?

Chapitre III
Status-quo versus sortie du nucléaire :
coûts et coups bas dans le débat sur la transition énergétique

Chapitre IV
Prospective énergétique et visions de l’avenir :
quel scénario de transition pour la France ?

Éléments de conclusion
Sortir du marché de dupes nucléaire

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pour aller plus loin...
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Changer de paradigme...

Énergie, Environnement, Développement, Démocratie :
changer de paradigme pour résoudre la quadrature du cercle

Global Chance, mai 2011

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