Nucléaire : faut-il prolonger la durée de vie des centrales ?

, par   Yves Marignac

Initialement prévus pour fonctionner jusqu’à 40 ans, les réacteurs nucléaires les plus anciens en France arrivent en fin d’exploitation théorique. EDF souhaite prolonger leur durée de vie au-delà : exploiter une installation amortie est moins cher que d’en construire une nouvelle... et permet de repousser l’échéance du démantèlement. Mais à quel prix, en termes d’investissement bien entendu, mais aussi en termes de risque de dégradation de la sûreté ?


Sur cette page :
Yves Marignac (interview) Nucléaire : faut-il prolonger la durée de vie des centrales ?
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NUCLÉAIRE : FAUT-IL PROLONGER LA DURÉE DE VIE DES CENTRALES ?

Yves Marignac & Valérie Faudon (interview croisé), industrie-techno.com, mardi 21 mars 2017

Initialement prévus pour fonctionner jusqu’à 40 ans, les réacteurs nucléaires les plus anciens en France arrivent en fin d’exploitation théorique. Alors qu’EDF souhaite prolonger leur durée de vie au-delà, l’ASN donnera un avis générique courant 2018, puis une autorisation au cas par cas. L’enjeu est critique : le parc nucléaire assurait 72,3% de la production d’électricité française en 2016. Exploiter une installation amortie est moins cher que d’en construire une nouvelle. Mais à quel niveau d’investissement et de risque de dégradation de la sûreté ? Pour répondre à ces questions, nous avons fait intervenir face à face Valérie Faudon, déléguée générale à la SFEN (Société Française de l’Énergie Nucléaire) et Yves Marignac, directeur de WISE-Paris, structure d’information et d’expertise sur l’énergie et le nucléaire, et intervenant pour l’association Négawatt.

Les réacteurs existants peuvent-ils être prolongés au-delà de quarante ans tout en respectant les niveaux de sureté requis ?

Valérie Faudon : Oui. 75 réacteurs américains ont d’ailleurs déjà eu l’autorisation d’opérer à 60 ans. C’est aussi le cas de la Belgique, la Suède, la Suisse … En France, les réacteurs doivent respecter les normes assignées par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), qui seront au niveau des nouveaux réacteurs. Le dossier est actuellement instruit et les résultats attendus courant 2018. Ils donneront un avis générique puis une autorisation pour chacun des réacteurs. Pour cela, la plupart des gros composants sont remplaçables, et remplacés en général au bout de trente ans. C’est le cas des générateurs de vapeur à Feissenheim, où l’on à présent des composants neufs.

Yves Marignac : Non. Les réacteurs étaient initialement dimensionnés pour durer quarante ans. Tenir ces exigences initiales est déjà en soi un défi majeur en raison du vieillissement de la cuve et l’enceinte, ou des éléments que l’on ne peut remplacer que partiellement, comme les câblages électriques. Il a ensuite été prévu dans les années 2000 de les remplacer par des réacteurs plus sûrs intégrant le retour d’expérience de Tchernobyl. Aujourd’hui, la France se distingue par la volonté d’approcher autant que possible la sûreté des réacteurs prolongés à celle des réacteurs de type EPR. Comme l’ASN, je pense que changer de stratégie pour prolonger les premiers réacteurs au-delà de quarante ans plutôt que de construire de nouveaux réacteurs ne doit pas conduire à un affaiblissement relatif de la sûreté. Ce n’est acceptable du point de vue des critères modernes de gestion des risques que si on le fait en les renforçant considérablement pour s’approcher des EPR. Or atteindre la sûreté des réacteurs modernes neufs me semble extrêmement compliqué avec des installations qui n’ont pas été conçues pour cela, et sont dotés d’autres référentiels. C’est le cas de la piscine, qui est bunkérisée dans l’EPR, mais aucune évolution n’est envisagée pour les réacteurs actuels.

Comment peut-on s’assurer de la sûreté des réacteurs prolongés ?

Valérie Faudon : Deux éléments sont non remplaçables : la cuve et l’enceinte. La cuve est dotée de moyens de monitoring très précis tandis que des éprouvettes permettent d’éprouver l’état de l’acier sur des endroits qui subissent la même dose d’irradiations que le reste de la cuve. On peut constater que les cuves françaises sont en très bon état. Quant à l’enceinte, elle fait l’objet de programmes avancés. En France, le centre de recherche mondial partagé, le Material Engineer Institute piloté par EDF et également financé par les américains, les japonais, les chinois et les russes, permet notamment grâce à une maquette d’enceinte à l’échelle 1/3, de faire des études de vieillissement accéléré du béton. On a aussi tout un pan d’expérience sur les ouvrages en béton qui tiennent bien, notamment avec les barrages. Enfin, l’âge de quarante ans correspond au dimensionnement des études neutroniques à l’origine. C’est une référence de calcul qui ne signifie pas que cela ne peut fonctionner au-delà, d’autant plus si l’on tient compte des marges de sûreté très importantes caractéristiques de l’industrie nucléaire.

Yves Marignac : L’âge le plus important de fonctionnement atteint par un réacteur, aux États-Unis, est de 46 ans. On manque donc de retours d’expérience. Aujourd’hui, on a dans le monde des réacteurs auxquels on a donné l’autorisation de fonctionner jusqu’à 50 ou 60 an, mais on en est réduits à des processus de vieillissement accéléré en centre de recherche pour essayer de préfigurer ce qui pourra se passer. Il y a un parallèle, même limité, avec des voitures qu’on fait rouler très longtemps : certaines vont pouvoir le faire sans problèmes, d’autres vont avoir un problème d’usure plus marquée. Or, on ne peut vérifier l’état réel d’un réacteur que par sondage, parfois très en détails, mais juste dans un secteur. Le risque que des problèmes de vieillissement existent sur un réacteur sans être décelés augmente donc inéluctablement avec le temps. On peut compenser ce facteur de vieillissement en partie en renforçant le réacteur, mais on n’empêche pas ce problème d’écart croissant entre l’état supposé du réacteur et l’état réel.


Évolution des marges de sécurité au cours de l’exploitation : schéma intégrateur
de l’évolution des exigences, des marges et des incertitudes (WISE-Paris, 2014)

Source : L’échéance des 40 ans pour le parc nucléaire français. Processus de décision, options de renforcement et coûts associés à une éventuelle prolongation d’exploitation au delà de 40 ans des réacteurs d’EDF, Yves Marignac, WISE-Paris, samedi 22 février 2014, 171 pages

Des anomalies justifient-ils cette inquiétude ?

Yves Marignac : Il y a régulièrement des problèmes sur le parc mondial qui alertent. Les phénomènes d’usure et de vieillissement n’interviennent pas forcément sur les réacteurs les plus vieux. Le réacteur américain David Besse par exemple, a été l’objet d’un phénomène de corrosion interne, acide, autour d’une des traversées du couvercle de cuve, qui n’a été détecté que très tardivement, alors qu’environ plus de 90 % de l’épaisseur du couvercle avait été rongée ! C’est l’illustration d’un phénomène d’usure qui peut survenir ponctuellement, parce qu’une soudure a été mal faite. On risque de ne pas le détecter si on ne surveille pas correctement. Cette anomalie a amené ce réacteur à un niveau très proche d’un accident très grave.

Valérie Faudon : Le nucléaire est une industrie qui déclare tous ses incidents, analysés par l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) sous la forme de signaux faibles, pour prévenir ces situations. Par ailleurs, c’est une industrie qui fait l’objet d’énormément d’inspections de l’ASN et de l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique), mais aussi de la part des autres opérateurs, qui s’inspectent les uns les autres, notamment dans le cadre de l’association mondiale des exploitants nucléaires WANO (World association of nuclear operators). Ce n’est pas imaginable dans d’autres secteurs industriels de laisser ainsi entrer des concurrents. La culture de sûreté l’emporte dans le nucléaire.

Yves Marignac : Le retour d’expériences nous montre malheureusement que ce n’est pas une garantie à 100%. Dans le cas de la centrale de Cattenom en France par exemple, on s’est rendu compte au moment des évaluations complémentaires de sûreté réalisées après la catastrophe de Fukushima qu’il manquait sur les deux piscines des "casse-siphons", indispensables pour empêcher une vidange mécanique des piscines dans le cas de certaines situations potentiellement très critiques. Pendant vingt ans, l’absence de ces casse-siphons n’a été détectée ni par les contrôles de premier niveau faits par l’exploitant lui-même, ni par les processus d’évaluation et de contrôle autour.

A-t-on les moyens de financer le grand carénage ?

Yves Marignac : On parle aujourd’hui d’une somme qui va de 50 à 200 milliards d’euros, selon, respectivement, les estimations d’EDF et de WISE-Paris, pour la prolongation des réacteurs. Il s’agit d’un investissement à hauteur de 75 % de l’outil de production électrique en France, soit un investissement très risqué et problématique. Risqué, car il est difficile d’obtenir la garantie de la faisabilité du renforcement de la sureté. Il y a un risque que même après avoir fait ce renforcement, on se rende compte cinq ans plus tard que la sureté n’est pas au rendez-vous au niveau souhaité. Ce chantier majeur est à mon avis très au-delà de ce que montre aujourd’hui la filière nucléaire en termes de capacité de maîtrise industrielle et de capacités financières. Il est équivalent à 5 EPR roulant sur l’ensemble du parc, et il faudra traiter les 80 % du parc mis en service de 1977 à 1987 en dix ans ! Il est aussi problématique en termes de rentabilité des investissements. Réinvestir dans un outil déjà amorti pour prolonger son fonctionnement est moins cher que de réinvestir dans un nouvel outil, qu’il soit nucléaire ou renouvelable. Mais cela va quand même mécaniquement faire monter le coût du KWh du nucléaire, sachant que le coût de production actuel est déjà limite par rapport au prix de marché, dont la tendance au long terme est de baisser. Rien ne dit donc que ce nucléaire caréné puisse être vendu en base [lorsqu’il produit 80% ou plus de ce dont il est capable en pleine puissance et sans arrêt, NDLR]. Or plus le nucléaire s’éloigne d’un fonctionnement en base, plus son coût augmente, car cela coûte pratiquement aussi cher de maintenir un réacteur en fonctionnement le jour où il ne produit pas que le jour où il produit, le coût du combustible étant marginal . Il y a donc un vrai risque que ce nucléaire prolongé doive être subventionné, ce qui entraine des questions de choix politique.

Valérie Faudon : Le rapport de la cour des comptes estime à 56,5 Milliards d’euros le réinvestissement dans le parc existant. Même s’il va y avoir une légère augmentation du prix de l’électricité, il faut savoir que le coût de production n’entre que pour un tiers dans le prix de l’électricité. Les deux autres parties correspondent au coût du réseau de distribution, et à la partie taxe. Elles sont en croissance et peuvent déraper de manière très importante. En France, la partie taxe vaut un tiers, tandis qu’en Allemagne, qui a quitté le nucléaire, c’est la moitié...

Arrêter les réacteurs nucléaires ne posera-t-il pas des problèmes d’approvisionnement ?

Valérie Faudon : À toute heure de la journée, il faut équilibrer l’offre et la demande sur le réseau. Or on ne dispose pas aujourd’hui de système de stockage de l’électricité. Aussi, pour des questions de sécurité d’approvisionnement ne peut-on remplacer une source de production programmable, dont on est sûr qu’elle soit disponible à l’heure prévue, que par une autre source programmable : du nucléaire, du thermique, ou de l’hydraulique. Nous avons atteint notre maximum de capacités hydrauliques actuel, tandis que 10 GW de centrales thermiques ont été fermées, et la fermeture des autres est planifiée. On doit maintenir un certain nombre de moyens programmables sur le réseau et on a tout intérêt que ces moyens programmables soient très peu émetteurs de CO2 : c’est le nucléaire.

Yves Marignac : Il me semble souhaitable de sortir d’une situation très problématique où l’on est en risque de devoir choisir entre la sûreté nucléaire et la sûreté de l’approvisionnement. Cet hiver, deux décisions de l’ASN ont permis de donner à EDF un délai pour des tests prévus sur un générateur de vapeur. Elles ont été explicitement motivées par l’enjeu de maintenir la sécurité du réseau. Ces événements donnent raison à l’ASN qui alertait en 2012 sur le risque de devoir choisir entre couper l’électricité et prendre le risque d’un accident si un problème générique apparaissait, compte tenu de l’importance du parc nucléaire. Ne serait-ce que pour cela, il y a un vrai intérêt à réorienter le système électrique. D’autre part, je pars de l’hypothèse qu’un système 100% renouvelable est possible entre 2040 et 2050. Le scénario Négawatt repose ainsi sur l’éolien, le photovoltaïque, la biomasse et des capacités de stockage des excédents électriques, notamment grâce au power-to-gaz, c’est-à-dire le stockage d’électricité sous forme de gaz, après électrolyse. Cette vision à long terme s’appuie sur des retours d’expérience, des projections et des études et sa faisabilité technico-économique est de plus en plus assurée.

Prolonger le parc est-il un choix d’investissement réalisé au détriment d’autres énergies ?

Valérie Faudon : Il ne s’agit pas de choisir entre différents investissements. Les nouvelles technologies seront intégrées au fur et à mesure qu’elles prouveront leur faisabilité technico-économique. On dépense aujourd’hui 5 milliards en subventions pour les ENR. Dans notre livre blanc, nous questionnons l’usage de ces 5 milliards, qui auraient pu être utilisés en investissement de R&D. Des game-changer vont changer la donne dans tous les secteurs : stockage, énergies renouvelables… Dans le nucléaire aussi, avec les petits réacteurs modulaires, capables de faire du suivi de charge très rapidement, et déjà au point car utilisés dans les sous-marins nucléaires. Dans le scénario Négawatt que Yves Marignac décrit, il y a des paris technologiques audacieux sur le power-to-gaz et les renouvelables, la rénovation ou la sobriété énergétique. Mais un pari technologique ne suffit pas pour dire : « j’arrête tout ce que je fais, car dans dix ans j’aurais ça ». Il s’agit de ne pas avancer plus vite que la musique, au risque d’avoir le prix de l’électricité qui explose, alors que nous disposons actuellement d’un parc peu cher et bas carbone.

Yves Marignac : Nous nous inscrivons dans une vision ou les choses n’évoluent pas au gré des technologies disponibles et du marché, mais au gré d’une régulation politique respectueuse des contraintes environnementales à long terme. Le scénario Négawatt 100% renouvelable s’appuie sur des technologies existantes : le power-to-gaz est déjà utilisé en Allemagne. La question qui se pose est d’intégrer ces procédés de manière optimale pour le fonctionnement du système électrique et de massifier leur usage lorsque le besoin se présentera. Personne ne dit qu’il faut passer dès 2020 à un système totalement renouvelable. Ce ne serait pas réaliste. Mais si on investit massivement dans la prolongation des réacteurs, on fait un investissement qui risque d’être en partie à perte et nécessitera une subvention directe ou indirecte. On le fera aux dépens d’alternatives et d’innovations qui peuvent trouver leur place dans le système à des conditions économiques raisonnables. La prolongation du parc nucléaire repousse de dix ans à 20 ans le problème du réinvestissement dans le système électrique, aux dépends des renouvelables.

Propos recueillis par Philippe Passebon

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Source infographie : Réseau Sortir du nucléaire

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