Le nucléaire n’est pas une bonne réponse au réchauffement climatique

, par   Yves Marignac

Après près de vingt ans de déclin continu, l’argument climatique est devenu pour l’industrie nucléaire une question de survie. Rien d’étonnant donc à ce que le ban et l’arrière-ban du lobby nucléaire se mobilisent à l’approche de COP21 au sein de l’initiative Nuclear for Climate, qui propose rien moins que de « doubler la capacité nucléaire dans le monde ». À en croire ses promoteurs, la “vertu climatique” prêtée au nucléaire devrait donc conduire à passer outre sa perte de compétitivité économique, et surtout les risques irréductibles qui lui sont spécifiques – prolifération nucléaire, accident majeur, déchets radioactifs...
Pourtant, une évaluation réaliste des émissions évitées par le nucléaire depuis son développement révèle que cette technologie n’a en fait eu qu’un rôle très marginal sur l’évolution des émissions mondiales. Le nucléaire, loin d’être une alternative aux énergies fossiles, apparaît donc beaucoup plus comme une composante du système énergétique productiviste fondé sur ces énergies dont le développement nous a conduit à la crise actuelle, comme l’illustre tout particulièrement le cas de la France. Par ailleurs, dans le contexte d’urgence qui est celui de la mobilisation internationale contre le risque climat, la priorité est de se concentrer sur les solutions les plus efficaces et de les combiner de la façon la plus cohérente et rapide possible. Or, le doublement préconisé par Nuclear for Climate, outre qu’il représente un objectif hors d’atteinte compte tenu du vieillissement du parc actuel et des capacités industrielles de la filière, impliquerait un investissement sans précédent... au détriment d’options plus performantes, plus compétitives et plus rapides, telles que la maîtrise de l’énergie ou les renouvelables.


Sur cette page :
Le nucléaire n’est pas une bonne réponse au réchauffement climatique (Yves Marignac)
À découvrir également sur le site de Global Chance (Dossiers & publications)

LE NUCLÉAIRE N’EST PAS UNE BONNE RÉPONSE
AU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

Yves Marignac, Reporterre.net, mardi 24 novembre 2015

Pour contenir le réchauffement climatique sous le seuil des 2 °C, Nuclear for Climate propose de doubler la capacité de l’énergie nucléaire dans le monde. Mais cette solution est inefficace et dangereuse, démontre Yves Marignac.

Comme à chaque conférence internationale sur le climat, l’industrie nucléaire va saisir l’opportunité de la COP 21 pour convaincre qu’elle constitue une solution indispensable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’initiative Nuclear for Climate, plate-forme qui dit réunir 140 organisations professionnelles et sociétés savantes du secteur nucléaire, affirme ainsi que « pour limiter le réchauffement climatique à 2 °C, nous devons doubler la capacité nucléaire dans le monde » (1).

Il ne faut pas s’étonner que le ban et l’arrière-ban du lobby nucléaire se mobilisent pour cette campagne. L’industrie nucléaire a sincèrement cru, à la fin des années 1990, que la lutte contre le climat allait provoquer sa « renaissance ». Sa vertu climatique devait permettre de passer outre les problèmes économiques, et surtout les risques spécifiques à cette énergie – prolifération nucléaire, accident majeur, déchets radioactifs – qui en empêchaient le développement. Après près de vingt ans de déclin continu, qui ont vu sa contribution à la production d’électricité dans le monde passer de près de 17 % à moins de 11 %, l’argument climatique est devenu pour elle une question de survie.

L’idée est pourtant a priori logique : le nucléaire ne brûle pas de combustible fossile, donc n’émet pas directement de CO2, donc il constitue une énergie non-carbonée pouvant se substituer au gaz, au pétrole et au charbon.

Méthode de calcul réaliste

Elle trouve cependant rapidement plusieurs limites, que Wise-Paris vient de rappeler dans un rapport commandé par plusieurs ONG sur le sujet (2). Tout d’abord, le nucléaire émet indirectement, dans son cycle de vie, des gaz à effet de serre. Ces émissions varient fortement selon les conditions et les méthodes de calcul, dans une fourchette considérée par le GIEC entre 4 et 110 grammes de CO2 par kWh. Soit quelques dizaines de grammes en moyenne, une valeur plus faible que les centaines de grammes des énergies fossiles, cependant non négligeable.

Ces émissions indirectes doivent être comparées, pour mesurer les émissions que le nucléaire permet d’éviter, à celles qui auraient été émises, toutes choses égales par ailleurs, sans recours au nucléaire. Il faut évidemment introduire ici une hypothèse. L’industrie nucléaire ne s’embarrasse pas sur ce point et considère, afin de maximiser le bénéfice attribué à ses réacteurs, qu’un kWh nucléaire remplace un kWh de centrale électrique thermique au fioul ou au charbon. On pourrait, à l’inverse, considérer que chaque kWh nucléaire aurait pu être remplacé par une production à base d’énergies renouvelables, voire par des actions d’économie d’énergie permettant de se passer de l’électricité correspondante, ramenant ce bénéfice à zéro.

Wise-Paris propose sur ce point une méthode de calcul réaliste : il s’agit de considérer qu’un kWh nucléaire produit à un moment donné remplace un kWh fourni par le reste du mix électrique réel du moment. Cette méthode fournit une estimation de l’évolution des émissions évitées par le nucléaire depuis son développement, qui peuvent être rapportées à l’ensemble des émissions de CO2 générées par la production et l’utilisation d’énergie dans le monde.

Système énergétique productiviste

Le résultat est édifiant. Il apparaît en effet que le nucléaire n’a eu qu’un rôle très marginal sur l’évolution des émissions. Sa contribution représente aujourd’hui environ 1,5 milliard de tonnes de CO2 évitées, ce qui ne correspond qu’à 4 % des émissions réelles de CO2 liées à l’énergie. Cette contribution n’a jamais représenté plus de 6 % des émissions réelles, pic que le nucléaire a atteint en 2000.

Ainsi, le développement du nucléaire jusqu’à son niveau actuel n’a jamais été en mesure ne serait-ce que d’infléchir significativement la croissance vertigineuse des émissions. Celle-ci a représenté depuis les années cinquante, moment où le nucléaire a été introduit, une augmentation de près de 30 milliards de tonnes par an, soit vingt fois plus que ce que le nucléaire a permis, au mieux, d’éviter.

Le nucléaire n’apparaît donc pas comme une alternative aux énergies fossiles, mais beaucoup plus comme une composante du système énergétique productiviste fondé sur ces énergies dont le développement nous a conduit à la crise actuelle. Ce constat, établi à l’échelle mondiale, s’applique d’ailleurs aussi dans les pays qui ont le plus développé le recours au nucléaire. Les États-Unis, par exemple, qui exploitent un quart du parc nucléaire mondial, sont aussi restés longtemps les premiers émetteurs de gaz à effet de serre de la planète, avant d’être dépassés par la Chine.

L’exemple de la France est encore plus significatif. Avec près de 80 % d’électricité nucléaire, celle-ci a poussé le rôle de cette énergie plus que tout autre pays. Cet effort, qui lui a valu une réduction de 15 % environ de l’ensemble de ses émissions de gaz à effet de serre, lui permet certes de se targuer d’un niveau d’émissions par habitant plus faible que de nombreux pays développés. Mais la France consomme toujours beaucoup d’énergie, dépend toujours à 70 % des énergies fossiles (contre 80 % au niveau mondial), et ses émissions de gaz à effet de serre restent quatre fois supérieures au niveau recommandé par le GIEC.

Contribution mineure

Faut-il, pour autant, rejeter la revendication de l’industrie nucléaire à « faire partie de la solution » au dérèglement climatique ? Il ne s’agit pas ici, comme elle cherche à le faire croire, d’additionner les efforts dans le développement équilibré de toutes les productions bas-carbone. L’urgence commande de se concentrer sur les solutions les plus efficaces et de les combiner de la façon la plus cohérente et rapide possible. L’enjeu est une transformation profonde du système énergétique, s’appuyant d’abord sur des efforts de maîtrise de la consommation d’énergie, et sur le déploiement des énergies renouvelables au plus près des potentiels territoriaux. Ces filières sont désormais matures, et leur capacité à se déployer pour réduire les émissions de CO2 est, en termes de coût, de délais et de performance, sans commune mesure avec le nucléaire. Cette transformation doit intervenir au plus vite.

Le doublement de la capacité nucléaire recommandé par Nuclear for Climate représente, compte tenu du vieillissement du parc actuel, un effort de construction de réacteurs dans le monde sans commune mesure avec les niveaux actuels de construction, très supérieur au rythme moyen observé dans le passé, et difficilement atteignable en l’état des capacités industrielles de la filière. Un tel développement constituerait un investissement majeur pour une contribution qui resterait mineure.

On ne peut investir un euro qu’une fois. L’urgence commande de faire les meilleurs choix. Partout dans le monde, les solutions plus performantes, plus compétitives et plus rapides de la transition énergétique seraient retardées par l’engagement de nouveaux réacteurs. La priorité ne pourra pas être de sauver le nucléaire si elle est de sauver le climat.

Yves Marignac
Directeur de Wise-Paris (World Information Service on Energy)


Notes

(1) Dans une étude rendue publique début novembre.

(2) Marignac, Y. & Besnard, M., L’option nucléaire contre le changement climatique - Risques associés, limites et frein aux alternatives, Wise-Paris, octobre 2015. Voir le rapport, sa synthèse et sa présentation sur le site du Réseau action climat – France. [ ou sur Global-Chance.org ]

(haut de page) (sommaire de la page)

À DÉCOUVRIR ÉGALEMENT SUR LE SITE DE GLOBAL CHANCE

Énergie, Environnement, Développement, Démocratie :
changer de paradigme pour résoudre la quadrature du cercle

Global Chance, mai 2011

(encadré = plus d’informations au survol)

Les Dossiers de Global-Chance.org

(par ordre chronologique d’apparition sur le site)

(sommaire « À découvrir également sur le site de Global Chance »)

(haut de page) (sommaire de la page)

Publications de Global Chance

(encadré = plus d’informations au survol)

Sans relâche : décrypter, expliquer, proposer...
Les Cahiers de Global Chance, n°38, janvier 2016, 84 pages

Imaginer l’inimaginable ou cultiver son jardin ?
Les Cahiers de Global Chance, n°37, juin 2015, 100 pages

Autour de la transition énergétique : questions et débats d’actualité (suite)
Les Cahiers de Global Chance, n°36, novembre 2014, 68 pages

Autour de la transition énergétique : questions et débats d’actualité
Les Cahiers de Global Chance, n°35, juin 2014, 84 pages

Le casse-tête des matières et déchets nucléaires
Les Cahiers de Global Chance, n°34, novembre 2013, 76 pages

Des questions qui fâchent : contribution au débat national sur la transition énergétique
Les Cahiers de Global Chance, n°33, mars 2013, 116 pages

L’efficacité énergétique à travers le monde : sur le chemin de la transition
Les Cahiers de Global Chance, n°32, octobre 2012, 180 pages

Voir la liste complète des publications de Global Chance

(sommaire « À découvrir également sur le site de Global Chance »)

(haut de page) (sommaire de la page)

Publications de membres de Global Chance (sélection)

(encadré = plus d’informations au survol)

Sauver la planète sans changer nos pratiques sociales, économiques et politiques ?
Benjamin Dessus, ÉcoRev’, n°43, « L’écologie, le capitalisme et la COP : le bon, la brute et le truand », printemps-été 2016, pp. 104-115

La folle stratégie d’EDF pour faire échouer la transition énergétique
Benjamin Dessus, Reporterre.net, 1er mars 2016

EDF : la fin de l’État dans l’État ?
Benjamin Dessus, AlterEcoPlus.fr, mercredi 24 février 2016

Protéger l’environnement n’est pas une contrainte, mais bien une opportunité
Jean Louis Basdevant, Denis Clerc, Benjamin Dessus, Bernard Laponche, Hervé Le Treut, Georges Mercadal, Michel Mousel et Jacques Testart, AlterEco+, vendredi 22 janvier 2016

Le crépuscule du nucléaire
Yves Marignac, Politis, hors-série n°63, « Crise climatique : Les solutions pour en sortir », novembre-décembre 2015, pp. 28-29

L’option nucléaire contre le changement climatique : risques associés, limites et frein aux alternatives
Yves Marignac & Manon Besnard, WISE-Paris, mardi 27 octobre 2015, 24 pages
Rapport commandé par Les Amis de la Terre, la Fondation Heinrich Böll, France Nature Environnement, Greenpeace, le Réseau Action Climat - France, le Réseau Sortir du Nucléaire et Wise Amsterdam

Le nucléaire français confronté à ses erreurs de stratégie
Yves Marignac (entretien), Journal de l’énergie, jeudi 25 juin 2015

Nucléaire français : l’impasse industrielle
Le poids du pari industriel nucléaire de la France à l’heure de la transition énergétique
Yves Marignac & Manon Besnard, WISE-Paris, Rapport commandé par Greenpeace France, mardi 23 juin 2015, 72 pages

L’avenir bouché du nucléaire français
Benjamin Dessus, Alternatives économiques, n°347, juin 2015

Défauts de fabrication sur la cuve du réacteur EPR de Flamanville-3
Yves Marignac, WISE-Paris Briefing, lundi 13 avril 2015

La transition énergétique : pourquoi, pour qui et comment ?
Benjamin Dessus, Les Possibles, n°3 - printemps 2014, dossier : « L’écologie, nouvel enjeu »

L’échéance des 40 ans pour le parc nucléaire français
Processus de décision, options de renforcement et coûts associés à une éventuelle prolongation d’exploitation au delà de 40 ans des réacteurs d’EDF
Yves Marignac, Wise Paris, 22 février 2014, 171 pages

Le tournant énergétique allemand : état des lieux et idées pour le débat français
Andreas Rüdinger, in « Atome Crochus #2 », Réseau Sortir du Nucléaire, mardi 16 avril 2013

Transition énergétique et sortie du nucléaire
Bernard Laponche, document de travail, décembre 2012, 20 pages

Nuclear-Free Futur Award 2012 : Yves Marignac lauréat !
Yves Marignac, discours d’acceptation, Heiden (Suisse), samedi 29 septembre 2012

Choix énergétiques : un débat biaisé
Benjamin Dessus, Pour La Science, n°414, avril 2012, pp. 30-35

Sortir enfin du délire énergétique
Thierry Salomon et Yves Marignac (interview), Charlie Hebdo, n°1028, mercredi 29 février 2012, propos recueillis par Fabrice Nicolino

Sûreté nucléaire en France post-Fukushima
Analyse critique des évaluations complémentaires de sûreté (ECS) menées sur les installations nucléaires françaises après Fukushima.
Arjun Makhijani et Yves Marignac, Rapport d’expertise, lundi 20 février 2012

« Les intérêts d’EDF vont contre l’intérêt général »
Yves Marignac (interview), Médiapart, lundi 6 février 2012

Manifeste négaWatt : réussir la transition énergétique
Thierry Salomon, Marc Jedliczka et Yves Marignac, Association négaWatt / Éditions Actes Sud, janvier 2012, 376 pages

Évolution des émissions françaises de gaz à effet de serre : une baisse en trompe l’œil
Yves Marignac, Note rédigée pour Greenpeace France, octobre 2010, 11 pages

Peut-on sauver notre planète sans toucher à notre mode de vie ?
Benjamin Dessus, / Sylvain David, Éditions Prométhée, Collection Pour ou Contre ?, octobre 2010, 128 p.

Pour une remise à plat concertée et démocratique de nos modes de vie
Benjamin Dessus, intervention dans le cadre du bicentenaire du corps des Mines, jeudi 23 septembre 2010

Entre silence et mensonge. Le nucléaire, de la raison d’état au recyclage « écologique »
Bernard Laponche, entretien avec Charlotte Nordmann, La Revue internationale des Livres & des idées, n°14, novembre-décembre 2009

Dix-huit ans de négociations sur le climat
Michel Colombier (entretien), Le Courrier de la Planète, n°89, novembre 2009

Le vieillissement des installations nucléaires : un processus mal maîtrisé et insuffisamment encadré
Yves Marignac, Contrôle (revue bimestrielle d’information de l’Autorité de Sûreté Nucléaire), dossier n°184 : « La poursuite d’exploitation des centrales nucléaires », juillet 2009

Prospective et enjeux énergétiques mondiaux : un nouveau paradigme
Bernard Laponche, document de travail n°59 de l’Agence Française de Développement, janvier 2008, 49 p.

L’énergie nucléaire
Bernard Laponche, janvier 2008, version originale d’un article publié sous le titre « Sustentabilidade ambiental : energia nuclear » dans la revue Europa – Novas Fronteiras, n°22, 1er semestre 2008

La professionnalisation de l’expertise citoyenne
Yves Marignac, intervention dans le cadre du colloque « La politique et la gestion des risques : vues françaises et vues britanniques », IDDRI / Conseil franco-britannique, jeudi 8 février 2007

(sommaire « À découvrir également sur le site de Global Chance »)

(haut de page) (sommaire de la page)