Le nucléaire n’est pas qu’une affaire d’experts

, par   Pierre Radanne

La catastrophe de Fukushima met en évidence l’absolue nécessité de réintégrer pleinement les choix technologiques dans le champ de la démocratie. Le débat public, l’équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs, la construction de scénarios clairs sont autant de conditions pour des décisions collectives véritablement éclairées. Une tribune de Pierre Radanne, publiée par Libération le vendredi 1er avril 2011.


En 1868, le Japon a décidé de s’ouvrir vers l’extérieur. De l’ère du Meiji a découlé un pacte national déterminant, toujours valide : d’un côté, le maintien des traditions religieuses, culturelles et familiales et le respect de l’autorité qui garantissent la cohésion nationale ; de l’autre, un engagement très volontaire dans la modernité technologique. La défaite de 1945 n’a pas remis en cause ces fondements et, dans la période récente, le Japon a été en pointe dans les domaines de l’automobile, de l’électronique, de la robotique, mais aussi dans le développement de l’énergie nucléaire malgré les drames de Hiroshima et Nagasaki. Ce fil historique a été lourdement présent dans la catastrophe de Fukushima : l’insuffisance des sécurités, la crainte du désordre et des risques jusqu’à en minimiser la gravité. Cela pointe la dramatique faiblesse des contre-pouvoirs au Japon.

Le développement du nucléaire en France puise aussi dans un traumatisme historique. De la défaite en mai 1940, l’analyse tirée à gauche et à droite fut un constat de faiblesse du dynamisme du capitalisme national, peu porté à l’investissement productif. En réponse, le Conseil national de la résistance prescrit un État industriel et la constitution d’une élite constituée de corps d’État pour diriger l’administration et les grandes entreprises mais aussi occuper des postes de direction dans les partis politiques. La volonté d’accéder à l’arme atomique va servir de tremplin au nucléaire civil. La centralisation des pouvoirs a facilité l’implantation des centrales, puisque les populations concernées ne disposaient d’aucune prise démocratique locale sur les décisions.

Une technocratie s’est développée en France, composée des dirigeants des grandes entreprises, des chercheurs, des responsables publics, tous issus des mêmes écoles. Ces acteurs ont fini par confondre leurs accords internes avec l’intérêt général, tout en s’avérant d’une piètre culture énergétique générale concernant les possibilités de maîtriser l’énergie, de valoriser les énergies renouvelables et d’optimiser l’utilisation des combustibles fossiles. On a de nouveau entendu ces dernières semaines des décideurs proclamer que le renoncement au nucléaire conduirait à un retour à la bougie, oubliant que bien des pays sans nucléaire figurent parmi les plus développés : les Pays-Bas, le Danemark, l’Italie, le Brésil…

L’Allemagne présente un parcours en complet contraste. Du nazisme et de sa défaite de 1945, elle a tiré la conclusion que l’État pouvait devenir fou. Et donc, que la société toute entière devait, par sa vigilance, assurer l’intérêt général. De plus, les alliés lui ont imposé de renouer avec sa tradition décentralisée. Dans cette méfiance vis-à-vis de la toute-puissance de l’État, des entreprises en monopole et des technologies dont on peut perdre le contrôle réside le fondement de l’opposition au nucléaire qui, au-delà des écologistes, traverse toute la société allemande. L’Allemagne a stimulé ses collectivités territoriales pour progresser vers un usage plus efficace de l’énergie et développer les énergies renouvelables. Des domaines dans lesquels elle a conquis les plus grandes parts de marché au plan international.

Au-delà de ces comparaisons nationales, des enseignements sont à tirer. Les certitudes, concoctées en interne, d’un corps technique débouchent progressivement sur un relâchement des vigilances et sur des fautes de prospective. Tout pouvoir, sans contre-pouvoirs, ne peut avec le temps que dériver. Fascinés par les élites techniques, beaucoup de responsables politiques ont abandonné leur responsabilité de vigilance par rapport à l’intérêt général. Nous ne sommes pas encore entrés dans une démocratie technologique qui sache construire un équilibre pouvoir/contre-pouvoir. Au-delà du nucléaire, les experts ont failli dans bien des domaines. Les spécialistes du pétrole n’ont pas su prévoir le nouveau choc pétrolier, ont été les dernières à comprendre l’augmentation inévitable des prix et la perspective d’un déclin de la production pétrolière par le déclin des ressources. Leurs confrères de la finance pensaient maîtriser les risques de placements financiers de plus en plus complexes et opaques… jusqu’à la crise de septembre 2008. Quant aux experts de la santé, certains d’entre eux étaient rémunérés par les laboratoires pharmaceutiques qu’ils avaient la charge de contrôler.

La catastrophe de Fukushima met en évidence l’exigence incontournable de définir des règles de contrôle des technologies. Au-delà des cas cités, se profilent ceux concernant les nanotechnologies et les multiples applications de la génétique. Il faut poser comme règles démocratiques fondamentales : le débat public, l’institutionnalisation de la confrontation entre pouvoirs et contre-pouvoirs, la construction de scénarios clairs explicitant les choix pour conduire à des décisions parlementaires ainsi éclairées.


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Bernard Laponche, Entretien avec Charlotte Nordmann, La Revue internationale des Livres et des idées, n°14, novembre-décembre 2009

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