« La préférence pour le court terme pèse lourd dans le jeu politique »

, par   Laurence Tubiana

Ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique, Laurence Tubiana fut la négociatrice principale de la 21ème Conférence internationale de l’ONU sur le climat – qui s’est déroulée en décembre 2015 à Paris – et doit assurer le suivi des engagements de la COP21 jusqu’à la fin de la COP22, qui se déroulera le 18 novembre 2016 à Marrakech. Dans cet entretien accordé au quotidien Le Monde, elle revient sur les « échecs mais aussi les apprentissages et les succès d’un processus qui dure depuis près de vingt-cinq ans. »

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Laurence Tubiana : « La préférence pour le court terme pèse lourd dans le jeu politique »
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« LA PRÉFÉRENCE POUR LE COURT TERME
PÈSE LOURD DANS LE JEU POLITIQUE »

Laurence Tubiana (interview), Le Monde, vendredi 11 mars 2016

Ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique, Laurence Tubiana fut la négociatrice principale de la Conférence internationale de l’ONU sur le climat qui s’est déroulée en décembre 2015 à Paris. Elle doit assurer le suivi des engagements de la COP21 jusqu’à la fin de la COP22, qui se déroulera le 18 novembre, à Marrakech.


Vous avez passé une année 2015 sur les chapeaux de roues avec la COP21. Avez-vous parfois l’impression de faire une course contre la montre ?

J’avais toujours en tête le passif de ces négociations, leurs échecs mais aussi les apprentissages et les succès de ce processus qui dure depuis près de vingt-cinq ans. Paris fut un moment de contraction, de cristallisation, un moment de vérité… Pour y arriver, il m’a été nécessaire de visualiser le résultat espéré avant d’élaborer un plan sur deux ans. Le consensus autour de ce résultat s’est construit pas à pas, avec des hauts et des bas bien sûr, mais avec une bonne progression.

Cela a été un privilège de vivre l’intensité de cet enjeu car beaucoup de choses s’y assemblent : le rythme de l’action publique, des négociateurs, de la société civile, de l’économie réelle… Chaque acteur a sa propre temporalité, et si les moments forts s’enchaînent, on aboutit à une synchronisation. Le temps, le calendrier est un puissant levier de la négociation politique et de l’action : c’est un principe organisateur qui est maintenant inscrit dans l’accord de Paris.

Quel est le temps de l’action sur les questions de climat ?

Il se compose d’horizons temporels différents : les évolutions à apporter d’ici à 2050, la poursuite de l’action d’ici à la fin du siècle, les mesures à prendre immédiatement, etc. Tout en prouvant que les avancées fonctionnent afin de poursuivre les efforts. Il faut accélérer l’action à court terme pour réussir à long terme.

A-t-on encore le temps d’agir ?

C’est une question permanente. Quand on plonge dans l’univers particulier des scientifiques et du Groupe international d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), le temps est déterminé par des modèles de simulation du climat.

Il faut ajouter à cela le temps de changement de la société. Il y a des temps d’adaptation au changement différents selon les secteurs (transport, bâtiment, aménagement urbain, etc.), mais aussi selon les pays. Si bien que les schémas de temps dépendent d’un nombre important de variables économiques, sociales, culturelles, comportementales…

Sur ce point d’ailleurs, il est crucial d’identifier les innovations technologiques (stockage de l’électricité, réseaux, énergies marines) mais aussi les innovations sociales et organisationnelles afin de poser la question des possibilités d’accélération de ces changements. Nous devons traduire le temps qui est inscrit dans l’accord de Paris et cela implique une course contre la montre. Nous pouvons la gagner ; saurons-nous le faire ? La question reste ouverte !

Qu’est-ce que ces négociations vous ont appris sur le temps politique ?

Cela me laisse à la fois pessimiste et optimiste. Pessimiste, car la préférence pour le court terme et les intérêts installés pèsent lourd dans le jeu politique. Mais optimiste car ce n’est pas seulement les rapports de force entre pays ou la perception étroite des intérêts nationaux qui l’emportent toujours… Il y a une capacité d’apprentissage, de remise en perspective du développement à long terme qui permet de dépasser cette préférence pour le très court terme…

Le 12 décembre 2015, quand l’accord a été approuvé, tous les négociateurs étaient transportés. Ils étaient heureux d’avoir transcendé leurs limites habituelles, leur difficulté à coopérer. C’est la preuve même que ces moments historiques peuvent se construire !

A-t-on le temps de la pédagogie pour faire changer la société ?

Je poserai cette question différemment : y a-t-il dans la société aujourd’hui un appétit pour comprendre et savoir ? Oui, cet appétit existe et le climat n’est plus juste perçu comme une menace. En revanche, la réponse pédagogique est encore trop schématique. Il faudrait construire une pédagogie, un « récit » du changement, or, dans beaucoup de cas elle se limite à des éléments partiels, des « messages » et n’intègre pas la vision de l’avenir.

Votre carrière est consacrée aux questions d’agriculture et de climat. Comment fait-on pour préserver un tel engagement dans le temps ? Avez-vous des moments de découragement ?

Il y a des hauts et des bas, beaucoup de bas et à la réflexion encore plus de hauts. J’éprouve une sorte d’addiction et d’excitation intellectuelle dans cet engagement. Étant fondamentalement optimiste, je suis passionnée par la capacité de changement et je veux comprendre le monde pour le changer. On échoue, puis on réussit, on voit les marges de progrès. Je travaille beaucoup, mais il y a aussi de nombreuses récompenses, avec la sensation qu’on peut encore, aujourd’hui, faire bouger les lignes…

Propos recueillis par Anne-Sophie Novel

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