« La notion de développement durable nous a endormis »

, par   Laurence Tubiana

L’expression « développement durable » est de plus en plus critiquée, notamment par ceux qui y voient un paradoxe. De fait, comme le souligne Laurence Tubiana, « facilitatrice » du Débat national sur la transition énergétique, « la croissance économique détruit les écosystèmes et ne répond même plus aux problèmes de développement ». Mais au-delà de ce constat, « la bonne nouvelle, c’est qu’il n’existe plus de pays où il n’y a pas de questionnement sur le bien-être. » Et ce questionnement fait mouvement : « aujourd’hui, des régions, des villes, dessinent les contours d’un futur différent, où la consommation d’énergie serait drastiquement diminuée, où l’alimentation serait moins carnée… ». C’est pourquoi Laurence Tubiana « ne croi[t] pas à un sens de l’histoire produit d’abord par les élites politiques » : ce sont les citoyens eux-mêmes - et en particulier « les mouvements contestataires » inventeurs de nouvelles pratiques, adeptes du « on fait nous-mêmes », qui sont à la pointe du changement et de l’innovation. Mais si « les nouvelles technologies leur donnent une autre dimension », les pratiques innovantes, bien que nombreuses dans notre monde en mouvement, « ne font pas encore système ». Aujourd’hui, « le tourbillon s’organise », mais « tout reste incertain » : « On peut aller vers le pire, des scénarios à la Orwell. Ou le meilleur. »

Page publiée en ligne le 14 avril 2014

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« La notion de développement durable nous a endormi » (Laurence Tubiana)
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« LA NOTION DE DÉVELOPPEMENT DURABLE NOUS A ENDORMI »

Laurence Tubiana (interview), Liberation.fr, dimanche 30 mars 2014

Pour Laurence Tubiana, professeure à Sciences-Po et fondatrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), la remise en cause du modèle dominant peut naître hors du système politique, technologies à l’appui : la rencontre entre innovations sociales et technologiques peut créer les conditions d’un développement - vraiment - durable. (1)

L’expression « développement durable » est de plus en plus critiquée, notamment par ceux qui y voient un paradoxe. Qu’en pensez-vous ?

Une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait ? Cette critique n’incite pas à l’action. Mais il est vrai que nous avons dépassé des seuils dangereux. La croissance économique détruit les écosystèmes et ne répond même plus aux problèmes de développement : elle ne nourrit pas les gens… Imaginer qu’il suffit d’équilibrer les piliers sociaux, environnementaux et économiques pour qu’on soit tranquilles mène aussi à une forme d’immobilisme. En ce sens, effectivement, la notion de développement durable nous a endormis. On ne voit pas d’inflexion générale des modèles de développement qui pourrait répondre à cette équation : à la fois augmenter en nombre, accroître la consommation matérielle et le bien-être et ne pas accélérer les destructions. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il n’existe plus de pays où il n’y a pas de questionnement sur le bien-être.

C’est-à-dire ?

De la Chine au Brésil en passant par la Russie ou l’Ethiopie, on trouve des acteurs, y compris des entreprises, qui n’aspirent plus forcément à ressembler à l’Occident. On sort de quarante ans où l’idée était de rattraper ce modèle, sans le contester. C’est la première fois qu’il y a un réveil, partout. En Inde, par exemple, le nombre d’ONG, d’activistes, d’intellectuels qui remettent en question le modèle occidental est impressionnant. Il y a quinze ans, les travaux d’Amory Lovins [le père du concept de négawatt, ndlr], au Rocky Mountain Institute, paraissaient utopiques. Aujourd’hui, des régions, des villes, dessinent les contours d’un futur différent, où la consommation d’énergie serait drastiquement diminuée, où l’alimentation serait moins carnée…

Ce mouvement vient donc davantage de la base que des politiques ?

Les élites politiques ne peuvent pas conduire le changement sans vision, sans direction, en accumulant des mesures. Parce qu’à chaque fois, il y aura des résistances, à cause de telle ou telle rente de situation. Pourquoi des camionneurs ont-ils détruit des portails écotaxe ? Parce que la mesure n’a pas été remise en perspective, en prenant tous les acteurs à témoin. La vision est indispensable, sinon on ne peut avoir que des « non ». Et dans une démocratie, les non sont très efficacement exprimés. En fait, je ne crois pas à un sens de l’histoire produit d’abord par les élites politiques. On le voit aujourd’hui, celui-ci est activement fabriqué par les citoyens. Avec une grande particularité : les mouvements contestataires ne sont plus idéologiques, mais plutôt focalisés sur les changements de pratiques.

Pouvez-vous citer des exemples ?

Les indignés espagnols organisent les recours légaux contre les expulsions des personnes qui ne peuvent plus payer leurs traites. Ils constituent des sortes d’universités populaires, essaient de monter des circuits courts de vente des productions agricoles, des monnaies locales, des services sociaux quand il n’y en a plus…

Il y a une dimension « on fait nous-mêmes », en dehors du système politique. Il existe évidemment beaucoup d’innovations de ce genre en France. Elles étaient présentes avant la crise : les échanges de services se pratiquent depuis au moins une dizaine d’années. Mais les nouvelles technologies leur donnent une autre dimension. Et ces pratiques innovantes sont rejointes par des entreprises insérées dans le système actuel mais qui perçoivent ses limites et veulent désormais s’approprier ce qui est testé par la société. L’autopartage, par exemple, est significatif d’une pratique qui s’est organisée à la base grâce à Internet et devient un modèle économique. Notre monde est en mouvement, les innovations sociales sont nombreuses, même si elles ne font pas encore système.

On assiste donc à une fusion des innovations technologiques et sociales, qui jadis s’ignoraient ?

Oui, et qui se méfiaient l’une de l’autre. Aujourd’hui, cette mayonnaise prend, ce tourbillon s’organise. Mais tout reste incertain. Les limites entre physique, chimie, biologie et technologies de l’information sont en train de craquer. On peut aller vers le pire, des scénarios à la Orwell. Ou le meilleur.

On est à un tournant, sur une crête ?

Pour l’instant, nous restons dans un statu quo qui se dégrade : on pense encore qu’on va s’en sortir en réformant le marché du travail, en accroissant la productivité, en courant après la même machine. Mais même les économistes de l’école dominante perçoivent le changement. Donc oui, on est à un tournant.

À quelles conditions les innovations émergentes peuvent-elles se déployer ?

Il faut leur donner beaucoup d’espace pour qu’elles créent un effet de masse. La décentralisation des décisions politiques me paraît pour cela essentielle. L’État-nation est devenu inadapté. Les systèmes hiérarchiques sont frappés d’inertie.

Prenez l’agriculture : le système tel qu’il est pense que respecter davantage l’environnement aggravera la crise. Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, essaie de le faire évoluer, mais les corps intermédiaires bloquent, ils sont sur la défensive. Face à cela, des réseaux d’agriculteurs se constituent. Des botanistes travaillent avec des paysans, des paysans se transforment en botanistes, certains commencent à prouver qu’on peut améliorer les rendements en respectant l’environnement. La société de réseaux se développe, par le bas.

Propos recueillis par Coralie Schaub

Diplômée de l’IEP de Paris, docteure en sciences économiques, Laurence Tubiana a fondé l’Institut de développement durable et des relations internationales (Iddri). Elle a été « facilitatrice » du débat national sur la transition énergétique et codirige l’ouvrage annuel « Regards sur la Terre », dont l’édition 2014 explore les liens entre innovation et développement durable.

(1) Chapeau rédigé par la rédaction de Global-Chance.org en fusionnant le surtitre et le chapeau de Liberation.fr...

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