« La crise va aggraver les inégalités face à l’énergie »

, par   Hélène Gassin

Hélène Gassin, Mediapart, lundi 29 mars 2010
Propos recueillis par Jade Lindgaard

J.L. - L’ampleur des effets sociaux de la crise économique (montée du chômage, creusement des déficits...) risque de faire passer au second plan la crise énergétique, attendue à plus long terme. Les politiques écologiques risquent-elles de devenir un luxe que la France ne peut plus se permettre ?

H.G. - Les deux crises, économique et énergétique, vont se renforcer l’une l’autre. On observe une explosion de la précarité énergétique, qui se manifeste par une forte hausse des demandes du fonds de solidarité logement. En réponse, il faut des politiques de maîtrise de l’énergie. C’est la seule manière de faire face à la crise énergétique et la crise sociale. Quand on permet aux ménages d’isoler leur logement ou de prendre les transports en commun plutôt que leurs voitures, cela a un effet sur leur facture énergétique. C’est pourquoi l’enjeu, pour moi, de la taxe carbone, ou plutôt de la contribution climat énergie n’était pas seulement d’augmenter les prix pour adresser un signal aux entreprises, mais aussi d’annoncer la couleur et d’utiliser les produits de la taxe pour financer les réductions d’énergie. Par ailleurs, les politiques de maîtrise de l’énergie créent de l’emploi.

Plus on est pauvre, plus on consacre une part importante de son budget aux dépenses énergétiques. Dans son livre, Le Quai de Ouistreham, la journaliste Florence Aubenas montre à quel point les travailleurs précaires sont dépendants de la voiture pour trouver un emploi. Comment faire pour que les politiques d’économie d’énergie et de réduction des gaz à effet de serre soient socialement équitables ?

J’ajoute : moins on a de revenus, plus on est dans un logement mal isolé, plus on habite loin des centres-villes et plus on a besoin de sa voiture pour se déplacer... Ce n’est pas avec une politique énergétique qu’on va régler le problème du travail précaire. Les collectivités locales peuvent jouer un rôle majeur dans la discussion avec les employeurs pour rationaliser les heures de travail. C’est aussi un enjeu pour l’économie sociale et solidaire. La question des campagnes n’est pas celle des agglomérations. C’est sûr qu’à 2h du matin dans la campagne normande, le transport en commun, c’est compliqué.

On sait aussi que beaucoup de ménages ne demandent pas d’aide énergétique, et donc ne chauffent pas, et que donc leur logement se dégrade. L’humidité crée de la moisissure sur les murs, qui peut entraîner des problèmes d’asthme. Une étude britannique montre qu’un euro investi dans l’amélioration énergétique des habitations fait économiser 42 centimes de frais médicaux. Le coût induit pour la santé publique par la précarité énergétique n’a pas été étudié encore en détail en France. Mais c’est d’ores et déjà évident que l’un des enjeux majeurs est la rénovation des logements existants : pour la qualité de vie des gens et la maîtrise de l’énergie.

Le Grenelle de l’environnement (dont la loi de mise en œuvre doit être examinée par les députés avant l’été) prévoit tout un programme de rénovation thermique des bâtiments.

Oui, mais essentiellement par un dispositif de prêts aidés aux particuliers. Or tout le monde n’a pas accès au crédit. Pour les plus pauvres, le gouvernement annonce des aides aux ménages de 4000 à 4500 euros pour qu’ils isolent chez eux. Sauf que rénover complètement un logement, ça coûte beaucoup plus cher : entre 10 et 20.000 euros en fonction de la surface. Comment feront-ils pour compléter ? Il y a plusieurs risques : celui de tuer le gisement, c’est-à-dire de faire une rénovation incomplète mais qui sera considérée comme suffisante, et ne sera pas suivie des travaux complémentaires pourtant nécessaires. Autre problème : les ménages les plus précaires ne sont en général pas les plus à même d’aller chercher l’aide financière disponible. Ensuite, il faut trouver les professionnels. Or, non seulement on est en déficit évident de professionnels, mais en plus, quand on est en situation de précarité, on n’a pas les moyens ni le temps de faire venir quinze entreprises pour leur demander des devis. Ces politiques pourraient être contre-productives.

Pour rénover les logements, d’ici 10 à 15 ans, il va falloir rendre les choses obligatoires, comme on l’a fait pour les façades et les ascenseurs. Cette approche doit s’appliquer à tout le monde, et, en même temps, s’adapter aux particularités de chaque territoire, au type de bâti... La première demande des entreprises, c’est la visibilité pour pouvoir anticiper. Il faudra l’annoncer à l’avance pour que les filières professionnelles puissent s’organiser. Les travaux de rénovation énergétique sont rentables, mais sur une échelle de temps qui ne correspond pas à la majorité des acteurs économiques.

Est-il possible de faire correspondre l’échelle de temps de l’enjeu énergétique et écologique au temps de la vie sociale et économique ?

Il faut un cadre clair et net. Les filières professionnelles ont besoin de dispositifs de formation et il faut se doter d’outils pour traiter les cas très différents : l’habitat collectif et individuel, les immeubles anciens et modernes... c’est très compliqué. Il faut que chacun joue son rôle. On a besoin d’un cadre réglementaire, négocié avec les acteurs professionnels. Ensuite, il faut que la coordination et la mise en œuvre de ces politiques se fassent au niveau des collectivités territoriales. Les collectivités publiques, au sens large, ont un rôle à jouer sur le financement : pas seulement par le biais de subventions, mais aussi sur l’accès au financement. C’est plus facile pour une région ou une ville que pour un ménage d’emprunter sur 20 ou 25 ans. Le modèle vers lequel on doit aller est celui du tiers investisseur, où la collectivité, sous une forme à définir, mobilise l’investissement en se payant sur les économies d’énergie. C’est le modèle des sociétés de service énergétiques : une structure emprunte, paie les investissements, coordonne les travaux et se paie avec les économies d’énergie.

Ce n’est pas de la subvention bête et méchante. Ça a été fait pour les lycées de la région Rhône-Alpes dans les années 80. Comment ça se passe ? Prenons un exemple : un immeuble tertiaire qui appartient à une entreprise, au lieu de prendre plusieurs contrats avec EDF pour l’électricité, un chauffagiste pour la chaudière, GDF pour le gaz... ne signe qu’un contrat avec une seule société de services énergétiques. On calcule combien le propriétaire paie de charges sur l’énergie, il continue d’acquitter le même montant à la société de services, qui du coup a intérêt à faire baisser les factures puisqu’elle garde la différence entre l’ancienne et la nouvelle facture. C’est une façon d’optimiser la gestion des flux.

Aujourd’hui, on nous vend les partenariats public-privé, sauf que, en général, les entreprises cherchent des taux de rentabilité de 12, voire 15%, et donc font le minimum. Or les travaux les plus rentables ne sont pas forcément ceux qui permettent réellement d’économiser de l’énergie. Optimiser la chaudière permet des économies sur le moment, mais à très court terme, c’est plus rentable de changer la chaudière que d’améliorer l’isolation. Et ça permet de gagner des certificats d’économie d’énergie. Or il va y avoir des acteurs, qui, parce qu’ils ont besoin de certificats d’économie d’énergie, et parce que c’est rentable, vont aller là où c’est facile : les grands immeubles collectifs avec de vieilles chaudières au fioul... Sauf que cela ne suffira pas pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre autant qu’il le faudrait. Et vu les évolutions prévisibles des prix, la baisse des charges ne va pas durer longtemps pour la copropriété. Cela va renforcer les inégalités car les ménages qui ont les moyens font rénover leur logement, vont s’acheter des voitures hybrides. Les autres vont s’en pendre plein la gueule. On est dans une situation où il est impératif d’avoir des politiques publiques.

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