Fuite ou stratégie ? À propos de l’annonce du rapport de l’ASN concernant la centrale de Fessenheim

, par   Jean-Marie Brom

Juin 2011 : Le Figaro annonce la parution prochaine – avec plus de 3 mois de retard, catastrophe de Fukushima oblige – du rapport de l’Autorité de sûreté nucléaire relatif à la centrale nucléaire de Fessenheim, et en dévoile en avant-première les principales conclusions : l’ASN accorderait son « avis favorable » à la prolongation pour dix années supplémentaires du réacteur n°1, sous réserve qu’EDF réalise des travaux de renforcement du radier de la centrale... Tout à fait inhabituelle, cette “fuite” du pré-rapport de l’ASN à la presse n’est-elle pas en réalité organisée, à l’approche des élections de 2012, pour permettre à un candidat à la Présidence d’annoncer opportunément l’arrêt de la centrale... sans pour autant remettre en cause la poursuite du reste du programme nucléaire français ?


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Bâtie sur une faille sismique et en zone inondable, raccordée au réseau en 1977, Fessenheim est la plus ancienne des centrales nucléaires en service en France...

FUITE OU STRATÉGIE ? À PROPOS DE L’ANNONCE DU RAPPORT DE L’ASN CONCERNANT LA CENTRALE DE FESSENHEIM

Jean-Marie Brom, communiqué du jeudi 23 juin 2011

À première vue, l’annonce faite par Le Figaro du 23 juin à propos du rapport de l’Autorité de Sûreté Nucléaire concernant la centrale de Fessenheim n’a rien d’extraordinaire. Ce rapport est terminé depuis le mois de mars 2011, et le retard pris par l’ASN est entièrement dû à la catastrophe de Fukushima... Et pourtant, il y a de quoi se poser pas mal de questions :

• À la suite de la visite décennale du réacteur n°1 (octobre 2009-avril 2010), l’exploitant a comme prévu rendu son « dossier de sûreté » en décembre 2010. On peut noter que cette visite s’est passée “normalement” : pas de nouvelles fissures détectées, étanchéité des circuits et du bâtiment réacteur avec des niveaux de fuite “acceptables”, une série de travaux de remplacement d’éléments obsolètes ou vieux…. Et normalement – c’est ce qui avait été annoncé à l’époque –, l’ASN devait rendre son avis en mars 2011. Fukushima passant par là, on peut comprendre que l’ASN n’ait pas osé donner un avis en plaine tourmente : l’avis ne pouvait être que favorable, tout ayant été organisé (et payé plus de 60 M€) pour cela.

• On peut également comprendre la gêne éprouvée par notre chère Autorité : un avis favorable pourrait rendre inutiles les fameux « stress-tests », qui n’ont de tests que le nom ; un avis trop lié à Fukushima montrerait que tout bien pesé, l’ASN ne fait pas son boulot et qu’il faut s’attendre au pire pour les 57 autres réacteurs nucléaires français. Alors on tergiverse du côté de l’ASN, on repousse la publication d’un rapport promis pour avril, puis mai, et aujourd’hui, sur le site de l’ASN, on peut voir un communiqué prétendant que « Conformément à ce qu’elle avait annoncé au début de l’année 2011, l’ASN prendra position début juillet »... Ce qui relève du plus pur mensonge.

Il y a quand même deux faits qui ne laissent pas d’intriguer :

• En trente ans de nucléaire, ce qui représente quand même quelques centaines de visites décennales, c’est la première fois qu’une telle fuite se produit. En général (et cela avait été le cas pour la centrale du Tricastin l’an dernier), l’ASN envoie discrètement son rapport aux autorités concernée, qui n’annoncent que la décision finale d’autorisation pour 10 ans. L’ASN ne prend même pas la peine d’informer la Commission Locale d’Information (CLI). Il est vrai que depuis Fukushima, la centrale de Fessenheim est la plus citée de France, quel que soit le côté où l’on se place…Et question fuites, le nucléaire français n’est pas coutumier du fait : en 30 ans, les militants, les experts et le Réseau « Sortir du Nucléaire » n’ont eu à se mettre sous la dent qu’une petite dizaine de documents confidentiels…

• Autre première : à en croire l’article du Figaro, l’avis favorable de l’ASN concernant la prolongation du réacteur n°1 serait soumis à des travaux concernant le renforcement du radier (le plancher en béton) de la centrale. Pour la petite histoire, lors de chaque contre-expertise de visite décennale, nous avions soulevé ce point de faiblesse, avec celui des piscines de combustible insuffisamment protégées (ce qui est d’ailleurs le cas sur l’ensemble des centrales françaises…). Toujours est-il que jamais jusqu’à ce jour, l’avis de l’ASN n’a été assorti de ce type d’exigence. Et techniquement parlant, ce ne serait pas une mince affaire – et une fort longue affaire – que de renforcer le radier existant. Sans parler du coût (les 100 M€ annoncés semblent prématurés, alors qu’aucune étude sérieuse n’a encore été faite.). Mais, heureusement, l’ASN a découvert que le radier de Fessenheim serait le plus mince de France (?). Les autres réacteurs pourraient échapper à la punition…

Alors, que penser de cette fuite (si fuite il y a), et de ce pré-rapport ?

La centrale de Fessenheim est vieillissante, ce n’est un secret pour personne. Sa situation (zone sismique, en contrebas du Canal d’Alsace, 4 mètres au dessus de la plus importante nappe phréatique d’Europe occidentale) se complique du fait de sa localisation : l’Allemagne, qui vient de confirmer sa sortie du nucléaire, est sous le vent de Fessenheim. La Suisse, qui renonce elle aussi au nucléaire, est à moins de 40 kilomètres. En outre, sur 34 ans d’activité, la centrale n’a fournit l’électricité escomptée au démarrage que 6 fois. Pour finir, les exportations d’électricité française ont représenté en 2010 l’équivalent de 3 fois la production totale de Fessenheim. Personne ne se rendrait compte de l’arrêt de cette centrale. Tout pour plaire. Sans négliger les 30 ans de mobilisations internationales. Sans négliger l’approche des élections présidentielles de 2012, où le nucléaire pourrait bien être une patate chaude pour les candidats de tous bords.

L’ASN, dans son rapport supposé, reste dans son rôle : compte tenu des résultats de la visite décennale, rien n’interdit de continuer. Mais on trouve, lorsque l’on veut le chercher, un point de faiblesse (le radier plus mince qu’ailleurs) qui peut fort bien permettre de renoncer à Fessenheim sans mettre en cause le reste du parc nucléaire français.

On peut dès lors envisager une stratégie auquel le pouvoir actuel nous a déjà habitué : une fuite organisée pour prendre la température de l’opinion (et l’on a vu la levée de bouclier d’aujourd’hui), un rapport évidemment favorable de l’ASN assorti des réserves que l’on sait, et vers l’automne, à la suite de supposés « stress tests », l’annonce faite par un candidat à l’élection présidentielle de l’arrêt de la centrale et de la poursuite du reste du programme nucléaire français décidément hors de toute critique (et exit Madame Lauvergeon). Monsieur Sarkozy se poserait ainsi en Européen convaincu (la France est bien isolée aujourd’hui dans une Europe qui se débarrasse du nucléaire) et ferait ce que nous ne sommes pas parvenus à obtenir en trente ans : l’arrêt d’une centrale nucléaire sans accident majeur.

Jean-Marie Brom
Directeur de Recherches CNRS
Membre du GSIEN (*), de Stop Transports-Halte au Nucléaire et du Réseau Sortir Du Nucléaire


(*) Groupement de Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire.
En tant que membre du GSIEN, Jean-Marie Brom a en particulier été associé aux missions d’expertise indépendante mandatées, à l’occasion des deux dernières « visites décennales » de la centrale de Fessenheim (1999-2000 puis 2009-2010), par la Commission Locale de Surveillance (devenue à partir de 2009 « Commission Locale d’Information et de Suivi » – CLIS) [note de la rédaction de Global-Chance.org]

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