CO2lonialisme

, par   Pierre Cornut

Pierre Cornut, Atlas Conseil

Silence n°361, Les nouvelles formes de colonialisme, octobre 2008

Article dans sa mise en page d’origine (pdf, 248 ko)


La « compensation volontaire » des émissions de gaz à effet de serre est un ‘business’ en plein essor. Mais outre qu’elle permet de s’acheter à bon compte une bonne conscience, elle relève pour une large part d’une nouvelle forme de colonialisme.

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Il est désormais possible de s’offrir des vacances éclair à l’autre bout du monde sans culpabiliser au sujet des émissions de gaz à effet de serre liées au trajet en avion. Une nouvelle catégorie de prestataires de services ‘durables et équitables’ a en effet fait son apparition, d’abord dans les pays anglo-saxons puis en France. Leur offre commerciale ? La vente de « crédits carbone » à toute personne physique ou morale désireuse de « compenser volontairement » ses émissions de gaz à effet de serre.

Concrètement, un particulier peut par exemple se connecter sur un site internet comme celui du projet Action Carbone [1] initié par le photographe Yann Arthus-Bertrand. Il y trouvera une interface très simple d’emploi grâce à laquelle il pourra calculer les émissions qu’il souhaite compenser, après quoi il sera invité à régler une somme proportionnelle au résultat obtenu. De son côté, Action Carbone finance dans différents pays en développement des projets visant soit à réduire les émissions de gaz à effet de serre soit à séquestrer du CO2 par reforestation. L’internaute peut donc se targuer d’avoir en quelque sorte ‘neutralisé’ une partie ou la totalité de ses émissions.

Protocole de Kyoto, finance carbone et indulgences climatiques

La compensation volontaire substitue ainsi à un effort personnel de réduction un effort équivalent effectué par un tiers, le prestataire jouant le rôle d’intermédiaire. Sur le plan marketing, et pour se limiter aux particuliers, le cœur de cible est constitué par les fameuses CSP+ (« catégories socio-professionnelles supérieures »), qui cumulent revenus élevés, mode de vie non durable et (mauvaise) conscience écologique. Cette clientèle ne peut qu’être séduite par la facilité de l’opération : ‘effacer’ en quelques clics tout ou partie de ses émissions permet de se refaire une virginité climatique à moindres frais et d’afficher sans trop de sacrifices un profil avantageux d’ami de la planète [2]. C’est donc à juste titre que les prestataires sont parfois assimilés à des marchands d’indulgences climatiques.

Reste qu’ils ne font qu’étendre à un large public la logique d’action du Protocole de Kyoto. Au nom de l’efficacité économique et de la flexibilité géographique, celui-ci crée en effet un marché global de la « tonne-équivalent CO2 », dans le cadre duquel un État ou un industriel soumis à un quota d’émission peut acheter à un autre acteur des droits d’émission inutilisés, ou obtenir des droits d’émission supplémentaires en finançant un projet de réduction d’émissions dans un pays en développement. Les droits d’émission ainsi acquis permettent à l’acheteur d’avoir un niveau réel d’émission supérieur à son quota légal tout en respectant ce dernier sur le papier. Ce principe de « compensation carbone », clé de voûte du système Kyoto, englobe la compensation dite « volontaire » [3], qui s’adresse aux acteurs non concernés directement par les quotas attribués dans le cadre de Kyoto et qui n’est qu’un compartiment du marché carbone global.

Quel intérêt pour le climat et les pays en développement ?

Sur le plan environnemental, la compensation fait l’objet d’une contestation croissante et fondée. Ainsi, la « neutralité carbone » mise en avant par les prestataires pour attirer le chaland ne peut être garantie dans la pratique, principalement parce qu’il est très difficile de s’assurer de la ‘réalité’ des réductions d’émissions vendues [4]. Surtout, la compensation repose, on l’a vu, sur un postulat technique précis et a priori de bon sens : l’opération comptable par laquelle on ‘annule’ une émission dans un endroit par une réduction équivalente en un autre lieu serait neutre du point de vue de la lutte contre le changement climatique. Or rien n’est plus faux, entre autres parce qu’on ne peut mettre sur le même plan les actions de réduction offrant le bon rendement de court terme attendu des opérateurs et les mesures structurelles indispensables dans une perspective de long terme mais coûteuses individuellement et politiquement à court terme.

Ceci étant précisé, quelle analyse peut-on faire de cette pratique sur le plan des relations Nord-Sud ? Un premier élément de réponse réside dans la nature des projets mis en œuvre. Les prestataires et leurs clients ne manquent pas de souligner que les fonds récoltés facilitent le financement de projets favorables à la fois au climat et aux populations locales. Certains prestataires n’ont d’ailleurs développé une offre de compensation volontaire que dans ce but : c’est le cas de l’association de développement et de solidarité internationale GERES (Groupe Energies Renouvelables, Environnement et Solidarités) avec CO2solidaire [5]. Mais si la vente de crédits carbone peut par exemple aider à boucler le budget de petits projets d’énergie renouvelable, tous les projets ne sont pas bénéfiques aux populations locales. Les projets forestiers visant à séquestrer le CO2 atmosphérique sous forme de biomasse, qui représentent environ un tiers des crédits dans le secteur de la compensation volontaire, font par exemple l’objet de vives controverses [6]. Cette approche, déjà très contestable sur le plan de la prévention du changement climatique [7], peut en effet entraîner injustices et spoliations dans les pays où les conflits pour l’usage des sols sont déjà vifs, tant il est vrai que le pouvoir d’achat du particulier CSP+ occidental est plus élevé que celui du paysan brésilien sans terre. Et que dire du cas de la Fédération Internationale de l’Automobile, qui compense les émissions des courses de Formule 1 via un projet agro-forestier dans le Chiapas mexicain occupé par l’armée depuis le soulèvement zapatiste de 1994 ?

Vivre avec une planète supplémentaire pour moins de dix euros par an

Mais le problème ne se limite pas à la nature des projets. Revenons au site d’Action Carbone : la tonne équivalent-CO2 y est facturée 15 euros, chiffre qui est dans la moyenne de ses concurrents. Officiellement, il ne s’agit pas d’un achat, mais d’un don ouvrant droit à déduction d’impôts (NdlA). La collectivité finance ainsi près des deux tiers des sommes versées à Action Carbone, et les 15 euros initiaux se résumeront in fine à un débours réel de 5,10 euros. Sachant qu’il conviendrait que chaque habitant de la planète limite ses émissions annuelles à 1,8 tonnes de CO2 pour stabiliser le climat, un calcul rapide conduit à la conclusion suivante : 9,18 euros par an suffisent pour ‘vivre avec une planète supplémentaire’ ! C’est à ce prix que la compensation volontaire légitime un mode de vie non généralisable car incompatible avec la prévention du changement climatique. Élargissons l’analyse à l’ensemble du système Kyoto : pour masquer comptablement leur déficit d’action, les pays riches et leurs habitants peuvent exploiter à bon compte ce que les professionnels de la finance carbone appellent les « gisements de réduction d’émissions » des pays en développement. Et les droits d’émission supplémentaires ainsi générés, exprimés en tonnes d’équivalent-CO2 et négociés comme une matière première, alimentent une fuite en avant climatique dont les premières victimes seront les populations du Sud...

Une situation dangereuse et condamnable, d’autant plus que notre empreinte carbone réelle ne se limite pas aux émissions directes que les prestataires de compensation nous proposent, moyennant finances, de ‘neutraliser’. En effet, au-delà des émissions dont nous avons d’abord conscience, comme celles qui sont liées à notre consommation d’énergie (pour se chauffer, se déplacer, etc.), il y a les émissions « grises » contenues dans les produits que nous consommons, c’est-à-dire les émissions liées à leur production, à leur transport, à leur commercialisation, etc. Or ces produits, pour une large part, sont fabriqués dans des pays-ateliers comme la Chine puis exportés vers les pays riches où ils sont consommés. Alors que les Nations-Unies évaluent officiellement à 60% la part des pays développés dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre, 20% des émissions mondiales de CO2, bien qu’attribués aux pays du Sud, correspondraient en fait à la production de biens consommés au Nord [8]. On mesure là combien il peut être hypocrite d’opposer l’augmentation des émissions de pays émergents à nos ‘efforts’ pour tendre vers la « neutralité carbone » via la compensation.

Sortir de la fuite en avant climatique

Inscrire cette réflexion dans une perspective historique ne fait qu’amplifier le malaise. En effet, les pays du Nord, dont les émissions par habitant restent à des niveaux indécents, ont de surcroît une responsabilité écrasante au regard de l’accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère depuis le début de la révolution industrielle. Redevables de cette « dette carbone », ne devrions-nous pas, au lieu de dissimuler notre manque de volonté collective derrière le rideau de fumée du marché carbone ou les indulgences de la compensation volontaire, relever enfin le défi de la réduction radicale des émissions de gaz à effet de serre ?

Pierre Cornut
Économiste, Atlas Conseil



Note de l’auteur, 4 octobre 2008

Depuis la rédaction de cet article et sa transmission à la rédaction de Silence en juin 2008, une décision du Ministère des finances a mis un terme à cet avantage fiscal non justifié : désormais, « Les personnes physiques et les personnes morales ne bénéficient d’aucune réduction d’impôt au titre des versements effectués en contrepartie du service de compensation de gaz à effet de serre. » (Journal officiel du 5 août). Cette décision, qui s’appliquera logiquement à tous les prestataires (sociétés commerciales et associations), ne modifie pas fondamentalement l’argumentaire développé dans l’article publié par Silence : pour ‘vivre avec une planète supplémentaire’ avec Yann Arthus-Bertrand, il en coûtera simplement un peu plus cher (27 euros par an au lieu de 9).

[2Cf. les arguments mis en avant par le prestataire français Climat Mundi : « C’est simple : pas de travaux à faire, pas de contraintes. C’est rapide : quelques clics suffisent. C’est abordable : pour le prix d’un plein d’essence, vous annulez l’impact sur le réchauffement climatique de votre voiture pendant un an ou de votre vol Paris-New York ! » (www.climatmundi.fr – 25 avril 2008)

[3Volontaire, car il ne s’agit pas de se mettre en conformité avec un quota juridiquement contraignant. Mais qu’elle s’inscrive dans le cadre de Kyoto ou non, la compensation est toujours ‘volontaire’ : l’industriel tenu de respecter un quota arbitre librement entre réduction de ses propres émissions et achat de droits d’émission sur le marché du carbone.

[4Les ‘réductions’ créditées à un projet sont en fait des émissions « évitées » par rapport à un projet de référence fictif. L’exercice se prête facilement à la manipulation, même avec la caution de sociétés de certification, et les crédits carbone vendus au client final ne sont parfois que du vent...

[6Voir sur ce point le site www.sinkswatch.org

[7Planter des arbres ne fait que masquer provisoirement la croissance de nos émissions.

[8CO2 Embodied in International Trade, Glen P. Peters and Edgar G. Hertwich, Environmental Science and Technology, 30/01/2008